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BELLE-MAMAN
 
 
 
La veille de mon mariage seulement, je pris conscience de l’immixtion, dans ma vie future, de celle qu’il est convenu d’appeler une belle-mère à l’issue de ladite cérémonie. Puisse ma mésaventure éclairer de quelque humanité les esprits de ces tyrans juponnés.
Ce jour là, donc, fidèle à la tradition, j’accomplissais au cimetière du Père Lachèvre le rituel propre aux célibataires au seuil de ne plus l’être. Six amis intimes m’accompagnaient en cortège. Crépinette avait apporté un tambourin en peau de vierge véritable, Ludwig une guitare à dix-neuf cordes à nœuds, et les autres divers instruments de musique dont une casserole, une clé d’ut, un triangle rectangle et un sifflet de gendarme. Chantant et jouant, nous menions joyeuse sarabande autour du trou creusé par le fossoyeur de service.
Tout à ma transe, je ne perçus qu’un léger déchirement intérieur au moment opportun. Un choc sourd, au fond du trou, s’ensuivit qui déclencha une activité fébrile chez mes compagnons. A grandes pelletées, à pleines poignées de terre, ils s’empressèrent de reboucher la fosse, d’enterrer ma vie de garçon moribonde avant qu’elle ne soit tentée d’émettre quelque résistance.
J’étais vidé, épuisé par l’effort, et les laissais œuvrer. Assis sur le rebord d’une tombe, je promenais mon regard las sur le cimetière. C’est alors que je la reconnus, elle, ma future belle-mère, dissimulée en partie derrière une sépulture lointaine. Elle observait la scène à distance avec une attention soutenue. Je restai saisi d’indignation, mais tus sa présence par crainte de déplaire à celle qui m’acceptait pour gendre, par crainte aussi que mes amis ne lavent le sacrilège dans le sang... Je n’étais pas encore enclin à la détester.
Le trou rempli, chacun participa à mon réconfort.
Nos sincères condoléances…
Elle est bien enterrée ! Tu peux nous faire confiance, on a bien travaillé…
Dans le fond, elle tenait pas vraiment à toi, elle est vite tombée…
Je les remerciai chaleureusement, et leur demandai, mine de rien, quels rapports ils entretenaient avec leurs belles-mères respectives.
Je ne suis pas marié…
Ni moi non plus…
Moi, je la trouve sympa, on s’entend bien…
C’est rare ! s’étonna Ludwig. Ma belle-mère était un véritable poison. Ne le répétez pas, les gars, mais si je l’avais pas un peu aidée à dégringoler l’escalier, elle serait encore là à m’emmerder !
Bastien posa une main amicale sur mon épaule avant de me chuchoter au creux de l’oreille :
On dit même que certaines ont sept vies ! La mienne en avait trois… j’ai eu un mal fou à m’en débarrasser. J’y suis parvenu la fois où, prétextant une panne d’électricité, je passai la journée juché sur une échelle au milieu de l’appartement. Comme prévu, elle finit par passer dessous. C’est tout ce que j’attendais. Mon échelle portait malheur, puisque j’avais omis de la faire exorciser, et mon plus gros marteau en informa belle-maman lorsqu’il lui défonça le crâne. Ses derniers mots furent pour maudire ce « gros porc pendu au plafond ».
Et ta femme ?
Ho ! Elle ne crut pas un instant à la thèse de l’accident, et m’en tint longtemps rigueur… Heureusement, l’officier de police chargé de l’enquête, me crut, lui… d’autant qu’il me confia se trouver affublé d’une belle-mère du même acabit que la mienne. Nous nous quittâmes fort bons amis !
Et tu dis que c’était la troisième fois ?
C’est une chance ! Imagine que j’aie dû la tuer sept fois… le flic le plus conciliant aurait fini par douter de ma sincérité…
 
*
 
Aujourd’hui encore, je persiste à croire qu’à cette époque, belle-maman n’était pas vraiment méchante. En fait, son accident modifia considérablement son caractère. Renversée, deux années après mon mariage, par une nouvelle fracassante, elle mourut sur l’instant, et ressuscita quelques heures plus tard souffrant de multiples fractures que l’on réduisit savamment en diminuant sa taille d’autant. Au sortir de sa convalescence, elle mesurait un mètre cinq de hauteur !
Comme elle était veuve depuis longtemps, elle vint vivre chez nous, et de ce jour commença mon calvaire. Elle fit tant en récriminations, plaintes, gémissements, piques, insinuations perfides, calomnies, sous-entendus, radotages et vilenies, que je songeai vite à l’éliminer définitivement. Son premier décès l’avait très affectée. La chance aidant, le second pourrait être le bon. Non ! Il devait être le bon. Je ne pouvais pas me résigner à l’éventualité d’un échec. Il me fallait une certitude, ne pas me soumettre à la fantaisie du destin. Mais comment garantir une issue fatale et irrémédiable ?
De mes nombreuses nuits de réflexion résulta le postulat selon lequel seule la destruction totale du corps de l’intéressée pouvait me garantir d’une résurrection intempestive. Elle devait être brûlée, incinérée, ou coupée en petits morceaux, laminée, pilée, écrabouillée, finement broyée, désintégrée, ou encore… dévorée !
Suivant mon inspiration, j’emmenai un beau dimanche du mois d’août, mon épouse Stéphanie et sa mère visiter le Parc de Saint Plouc, où vivent en captivité de magnifiques fauves friands, pensai-je, d’un steak de belle-mère. En réalité je n’avais aucun plan préétabli et seul l’espoir, ou peut-être la prescience d’une heureuse improvisation, guidait mes pas.
Nous parcourûmes tout le parc, et belle-maman ne manqua pas à son habitude de m’être désagréable, elle risqua même des comparaisons peu flatteuses à mon égard lorsque nous visitâmes les singes. Nous traversâmes les enclos des fauves perchés sur des passerelles de béton, dominant ainsi les animaux de quelques mètres, et mes mains frémirent à ces moments là de l’irrésistible désir d’y pousser l’objet de mon ressentiment. Je ne pus cependant trouver l’instant favorable où aucun regard ne se porta dans notre direction. Du reste, ces animaux rassasiés et accablés de chaleur n’auraient eu que dédain pour la nourriture que j’aurais eu gré de leur offrir.
Je tournai longtemps autour des fauves, jusqu’à ce que mes compagnes viennent à s’impatienter, trouvant ma subite passion pour les grands félins on ne peut plus curieuse. Finalement, je dus céder à leur exigence et les suivre vers d’autres lieux plus attractifs. Découragé, je traînai la patte jusqu’à l’aquarium.
L’ambiance feutrée de l’endroit me surpris : grandes salles crépusculaires, longs couloirs moquettés où nul cri, nul rugissement, nulle bousculade ne semblaient tolérés. Nous évoluions dans une atmosphère paisible, arrêtant nos pas mous devant chaque aquarium géant, admirant silencieusement un à un ces écrans mouvants d’une vie colorée.
Nous parvînmes bientôt en surplomb d’un immense bassin. Un haut muret nous interdisait de basculer dans la vaste piscine ronde où évoluait un grand requin blanc. Je fus instantanément séduit par cette bête redoutable et ô combien armée pour croquer quiconque plongerait là. J’étais hypnotisé par ce corps fuselé fendant les eaux, et Stéphanie dut me secouer pour m’extraire de mes songes.
Veux-tu bien porter maman… elle ne voit rien, me dit-elle.
Ma belle-mère, du haut de son mètre cinq, me gratifia d’un sourire hypocrite, et je la soulevai de mes mains tremblantes d’émotion jusqu’à la limite du garde-fou. Je fus pris d’un grand trouble. Il suffisait à cet instant d’une poussée si légère, à peine une chiquenaude, pour me débarrasser à jamais de cet encombrant fardeau. Je résistai mal à l’impulsion. Le « fardeau » dut pressentir le drame, car il commença de gigoter nerveusement.
Descendez-moi, ordonna-t-il, j’en ai assez vu !
Dans l’intervalle, mon épouse s’était éloignée. Elle descendait les escaliers aboutissant au « tunnel au requin », soit un espace vitré aménagé sous le bassin et permettant de suivre les évolutions du requin au sein de son élément. Pouvait-ce être le moment ?… Belle-maman s’agita un peu plus.
Vous êtes sourd ? Descendez-moi !
Quelques personnes, alentours, flânaient d’un aquarium à l’autre. Trop de monde encore…
Et puis soudain retentit un cri. Et chacun orienta ses sens vers un centre d’intérêt devenu commun : Stéphanie, ma Stéphanie évanouie au bas de l’escalier. La multitude s’y rua.
Il ne m’en fallait pas davantage pour agir. Mes bras se détendirent dans une réaction fulgurante, à la façon dont on vise au jugé le panier de basket-ball. Le panier était grand et le corps de ma belle-mère virevolta dans le vide.
Un dernier tour d’horizon me confirma l’absence de témoins. Cependant, je ne profitai pas du spectacle. J’entendis simplement le claquement des mâchoires, le bouillonnement de l’eau autour de cette proie providentielle. Mais aucun cri. Le saisissement, la terreur l’avaient rendue muette… Lorsque je me penchai sur le bassin, une tâche rouge se diluait déjà dans l’onde apaisée.
Je dévalai la quarantaine de marches qui me séparaient de Stéphanie. Elle reprenait ses esprits, entourée d’une foule de badauds. Comme je me penchais sur elle, ses yeux s’embuèrent de félicité. Elle me confia dans un souffle :
Cette fois, je crois que c’est la bonne !
Comment ? fis-je, médusé.
Oui, je suis enceinte !
Je respirai à pleins poumons. Un bonheur, comme un malheur, n’arrive jamais seul.
Où est maman ?
Je ne sais pas. Elle était derrière moi, mentis-je.
Tout autour, la vie reprenait doucement son cours. Stéphanie s’assit sur une chaise obligeamment prêtée par le gardien des lieux et, du regard, fit le tour des aquariums multicolores où elle ne découvrit évidemment pas sa mère.
Lorsque, un instant plus tard, elle put se lever, nous nous inquiétâmes ensemble de la rechercher au hasard des allées crépusculaires. Je jouai le jeu tout en éloignant furtivement mon épouse des lieux de mon forfait. Je craignais tant qu’un morceau de belle-maman ait échappé à la voracité du squale… Mais une clameur et un mouvement de foule nous contraignirent, bien malgré moi, à revenir sur nos pas vers le tunnel au requin. Et nous vîmes celui-ci se livrer à une danse furibonde jusqu’au moment où il vint percuter le verre épais du bassin. Il y eut un recul collectif. Pourtant, le museau collé à la vitre, l’animal ne dévisageait que moi. Mais il y avait une haine telle dans ses yeux injectés de sang que certains visiteurs battirent en retraite d’une frayeur non contenue. Je reconnus, avec une terreur qui me glaça le sang, le regard noir de ma belle-mère. Stéphanie le reconnut aussi !
 
*
 
De ce jour, nos rapports demeurent empreints d’une certaine défiance. Mon épouse ne crut jamais tout à fait à mon innocence, ni, non plus, à ma franche culpabilité.
Mais je plains sincèrement cette pauvre bête contrainte d’héberger la réincarnation de ma teigneuse belle-mère… même si elle y gagne en nourriture. Car, chaque dimanche, Stéphanie emmène notre fils au Parc de Saint Plouc apporter du poisson à « Mamie-requin »… Moi, je ne me risque pas à apparaître devant belle-maman. Elle a de trop grandes dents !


 



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