Azor affiche une moue inquiète.
— Tu vas pas te mettre à écrire maintenant ?
Non, le rassuré-je. Et, comme Jéromine revient, porteuse d’un bloc-notes et d’un stylo, je décline ce dernier et prélève seulement de l’ensemble une feuille de papier que j’entreprends ensuite de plier consciencieusement après m’être aménagé un espace de travail sur la table encombrée. Un pli sur la longueur… deux plis en triangle, au bout… deux autres plis sur les côtés… Ainsi naissent les ailes… le fuselage…et la forme d’un avion classique. Jéromine et Azor observent attentivement.
Une fois achevé, je lance l’avion d’un geste ample… Il pique aussitôt du nez, s’écrase sans hésitation.
Un silence atterré s’ensuit… rompu soudain par un Azor pris d’une quinte de rire titanesque. Il se tord, soubresaute et se marre tant qu’il manque tomber de sa chaise. Jéromine, certes plus discrète, n’est pas en reste. Tous deux s’efforcent, sans y parvenir, de recouvrer la dignité qu’ils croient de mise face à mes révélations. Enfin, maîtrisant ses spasmes, le visage ruisselant de larmes, Azor claironne :
— C’est donc ça ton boulot ! Des années d’études pour…
Je freine son alacrité d’un geste autoritaire, m’empare d’une seconde feuille de papier et me met illico en peine de construire un deuxième aéroplane. Nettement remanié, celui ci. D’abord, et afin de renforcer le nez de l’appareil, je corne la pointe vers l’intérieur, formant ainsi un losange que je plie en deux. Ensuite, je remodèle les ailes et crée une poche étroite et longue en dessous de chacune. À force de pliages, je parviens à créer un profil complètement nouveau. Ma profession : ingénieur aéronautique ! Comment néanmoins le leur traduire en langage des signes ?…
Mon prototype est fin prêt. Je le lance. Cette fois, il monte droit jusqu’au plafond, modifie sa trajectoire comme si un invisible pilote poussait le manche à balais et se stabilise à l’horizontale, entamant une courbe gracieuse avant de redescendre en douceur dans un long et paisible vol plané. Il suffit de transposer dans la réalité d’une machine motorisée les propriétés des formes aérodynamiques ainsi définies…
Mes hôtes ont suivi les évolutions de l’origami volant. Leur silence consterné me laisse conjecturer d’une parfaite incompréhension à l’égard de mon travail. Ma fierté en prend un coup. Et encore ne savent-ils pas le nombre d’heures, de jours et mois de tâtonnements dont cet avion est la synthèse… En riraient-ils seulement, ou bien cela leur paraîtrait si absurde qu’ils douteraient de ma santé mentale ?
— D’accord ! conclue Azor. Il vole mieux que le premier… Sérieusement, on te paie pour ça ?... Un conseil, évite ce genre de démonstration en dehors de la famille ou tu risques de concurrencer Dada dans l’esprit étroit des Palotins. Si on te pose la question : élude, gesticule, invente n’importe quoi, mais surtout pas de pliages et pas d’avion.
Jéromine a ramassé le prototype de papier.
— Il est beau, dit-elle. Je le garde, pour notre futur enfant...
Azor tousse, se tortille sur sa chaise. Il paraît gêné. il se lève soudain, un peu brutalement.
— Allez, cousin, on y va ?
Je le suis tandis que Jéromine débarrasse la table. Elle a posé l’avion sur le grand vaisselier qui occupe sans vergogne un pan entier de mur.
Une fois dehors, Azor m’entraîne sur un chemin caillouteux qui contourne la maisonnette jusqu’à un baraquement en planches et grillage.
— Le poulailler, énonce t-il… ses dépendances et, derrière, le potager. Les bêtes et le jardin, c’est le domaine de Jéromine.
Il pousse une triste porte de guingois qui grince et rechigne à la tâche, dévoilant à regret un bric-à-brac de boîtes, fioles, tubes, éprouvettes et autres appareillages que la pénombre me rend suspects. Une mince cloison nous sépare d’une volaille caquetante et malodorante.
— Voilà son laboratoire. Ici, elle sélectionne, elle croise, elle clone… les graines, les plantes, les lapins, les poulets…
Mes yeux s'accoutument à l’obscurité et je découvre sur des rayonnages surchargés une multitude d’embryons baignant dans le liquide amniotique de leurs éprouvettes.
— D’ordinaire, c’est l’affaire des généticiens… mais les spécialistes, c’est cher ! Et les manipulations de Jéromine sont admirables. Ses lapins sont exceptionnels… comme les veaux. Ah, si ça pouvait être aussi simple avec les humains !
Je perçois un relent d’amertume malgré l’ambiant remugle issu de la gent emplumée. La bonne humeur constante de mon cousin semble cacher quelque désillusion profonde. Je m’interroge : pourquoi la chambre d’enfant est-elle vide ?
— Question jardinage, elle s’y entend aussi… et à plein d’autres choses…
Il m’adresse un clin d’œil complice.
— Comment tu la trouves, Jéromine ? Elle a du tempérament, non ?
Je rougis.
— Tu es plutôt coincé côté agace-frifri ! Faudra en toucher un mot à Barnabé…
Et comme la volaille avoisinante, à force de rumeur piaillarde, se mêle exagérément à la conversation, il frappe la cloison en hurlant :
— Silence, là-dedans, on ne s’entend plus !
À côté, les bruits cessent. Vite remplacés par des caquètements chuchotés et râleurs.
— Toutes ces poules mènent une sarabande !… Jéromine est la seule à savoir les mater. Sortons !
Il referme la baraque.
— Derrière, tu l’auras deviné, ce sont les poules… Plus loin, les lapins…
Sa main promène dans les airs.
— … les tomates, les haricots, les salades… c’est encore de l’artisanat, mais c’est meilleur que la culture hydroponique… Sans doute ne suis-je qu’une vieille bourrique insensible au progrès scientifique. Quoiqu’il en soit, ceci est le royaume de Jéromine. Allons voir les prés…
Il part d’un bon pas dans les allées damées du potager. Nous traversons des alignements de légumes, obèses à mon sens de citadin, avant d’enjamber la fragile clôture de fil de fer qui nous sépare de quatre vaches paissant paisiblement dans un champ d’herbe grasse que cela en est écœurant… sauf pour ces animaux qui en festoient naturellement. Elles s’approchent, peu farouches, à la notre.
— Mes vaches, présente Azor.
La première vient lui lécher les mains. Il déclame alors :
— Si tu veux que ta vache donne du lait, il faut lui parler, la caresser avant de la traire ; et pour la femme, c’est pareil, il faut d’abord connaître ses sentiments… C’est une sentence Vodaabé que m’a apprise le curé… Il a beaucoup voyagé, Trinquetaille… Ça me fait penser que je dois aller le voir, ce saint homme.
Une rousse plantureuse vient lui tirailler les pantalons.
— Elodie !… Elle est gourmande comme c’est pas permis, elle cherche si j’ai pas une gâterie dans mes poches. L’autre, la blonde pâlichonne, elle sort d’une scarlatine… pauvrette ! Tu l’aurais vu la semaine dernière, elle était pas brillante.
Quelques grosses claques amicales plus tard, sur ces énormes bêtes qui m’impressionnent quand même un peu… manque d’habitude… nous accomplissons un savant demi-tour. De la sorte, étant parfaitement orientés, nous repartons en sens inverse.
— Allons voir le reste, m’invite Azor.
Nous revenons sur nos pas, délaissons sciemment la maison pour embarquer dans la Torpédo, non sans avoir au préalable redéfini les conditions de mon séjour. Azor tentant de me rendre les clefs acceptées la veille sous la menace, je persiste et l’exhorte à conduire ma voiture dès à présent. Je tiens donc le rôle du passager, et cela fait rire le pilote automatique qui s’imagine sans doute que je vais grossir comme lui. Je l’ignore superbement et nous démarrons.
*