Un petit bonhomme rondouillard surgi de la multitude nous saisit chacun par une manche. Il s’agit de Frigolin, le maire. Il pousse de petits cris de joie entrecoupés de l’exclamation cent fois répétée : « Ah, que c’est beau, les enfants ! Ah, que c’est beau ! ». De sa poigne ferme ainsi accolés, nous fendons l’affluence villageoise comme un navire en haute mer. Nous traversons des vagues de rires et les quolibets fusent, embruns bienveillants, auxquels je ne peux malheureusement pas répondre. Mon cousin s’en charge.
À peine débarqués sur le seuil du Café des Compères, le seul bistrot de Palot et le lieu incontournable des célébrations officielles de la commune, un gamin aux couleurs rubicondes du terroir se rue entre mes jambes. Il demande à brûle-pourpoint, vêture fort heureusement désuète :
─ M’sieur, siouplait ! C’est comment les cinés en ville ?
Il n’a pas sitôt articulé qu’une mégère le soulève par le col et lui retourne aussi sec une torgnole retentissante. Le gosse décarre sans demander son reste, poursuivi par sa génitrice en colère. Je prends le parti d’en rire. Azor commente :
─ Il faut inculquer aux enfants la peur et le mépris de la ville, sans ça ils partiront tous et le village ne sera plus que ruines peuplées de vieillards grabataires. Trop de jeunes désertent à l’appel des plaisirs de la cité, comme des moustiques attirés par la lumière… Personnellement, je m’y aventure une fois par mois. Ça suffit largement à régler mes affaires courantes, passer à la banque et procéder à quelques emplettes.
Le troquet est bondé. On dégage vite fait quelques chaises où l’on nous installe d’autorité. À notre table trônent, nécessairement le maire, Dédé Martial que je n’avais pas encore remarqué et Fédor Crapouchnick le comptable. Autour se presse, en provoquant un brouhaha extraordinaire, tout ce que Palot compte de notables et gens de moindre importance. Un coup de torchon douteux caresse la table dans un simulacre de nettoyage. Je reconnais la maestria du patron des lieux, le Bertrand, qui de sa main libre m’étreint l’épaule en clamant un tonitruant :
─ Enfin de retour, Hubert !
Son épouse, la Bertrande, qui se prénomme en réalité Clotilde mais dont tous s’accordent par commodité à la rebaptiser ainsi… la Bertrande, donc, paraît en grandes et belles formes qu’elle n’hésite pas à frotter sur mes épaules.
─ C’est qu’il s’est fait bel homme, notre Hubert, soupire t-elle.
Le Bertrand la décolle d’un geste brusque et l’expédie à la table voisine. Puis il vire dehors la populace encombrante qui n’a pas su trouver de chaise ou de place au comptoir.
─ Ouste ! C’est complet. Vous aurez le temps de le voir de près maintenant qu’il est revenu.
Quelques instants de bousculade et de grogne plus tard, le calme s’instaure et Frigolin peut, grimpé sur une chaise branlante et bras étendus en orateur, entamer sa harangue.
─ Buvez, mes amis. C’est aujourd’hui la tournée du Maire…
Applaudissements enthousiastes. Il sait parler aux foules, Frigolin. Les époux Bertrand, eux, se hâtent de distribuer les consommations.
─ … car un Maire ne peut que se ravir du retour d’un enfant au pays.
À l’extérieur, on se presse. On veut voir ce qui se passe et aussi tenter d’intercepter un verre au passage du Bertrand, lequel ne contient plus la masse compacte.
─ Cet enfant, il nous revient blessé dans son corps et son âme, la mégapole nous le rend amoindri…
Ovation !
─ … usé, fatigué. Aujourd’hui, il est de notre devoir, nous, ses parents et amis, de panser ses blessures.
Je m’agite, mal à l’aise. Il en rajoute, l’animal ! Je vois Azor se bidonner. Alors, Dédé Martial se tourne vers moi et me rassure :
─ T’affole pas, Hubert, Frigolin est un politicien. Les Palotins savent qu’il raconte n’importe quoi, qu’il se donne de l’importance. On applaudit, ça lui fait plaisir, mais personne ne l’écoute plus depuis longtemps.
En effet, autour de nous, on discute sans vergogne, on boit, on trinque, on rigole et très peu s’intéressent aux paroles de Frigolin qui s’envolent en petits papillons agités. Néanmoins la populace applaudit à l’unisson et avec enthousiasme sur un signal de Fédor Crapouchnick. Dédé commente :
─ Le comptable dirige les opérations. Il ôte son chapeau lorsqu’il faut applaudir et le remet sur sa tête lorsqu’il faut cesser. Il sait l’instant précis de la manœuvre… Normal ! C’est lui qui écrit les discours du Maire. Il est balèze, Fédor !
Azor bâille. Il n’est pas le seul. Balèze Fédor, mais pas marrant. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir son accoutrement pour s’en convaincre : sinistre costard gris et chapeau éculés. Je bâille à mon tour, la voix de Frigolin n’est plus qu’un lointain ronronnement. Soudain, une grosse patte velue se pose sur ma cuisse. Je m’en vais tancer l’impudent lorsqu’une truffe froide et humide vient se nicher d’autorité dans ma paume.
─ Je voulais pas manquer ça, ironise le chien jaune.
Il est lové sous la table et me gratifie d’une léchouille complice.
─ Y a pas quelques cacahuètes qui traînent ? J’adore les cacahuètes…
Pourvu, pensé-je, qu’il ne parle pas de notre excursion sur Mogok. Je donne un coup d’œil à Azor qui sommeille. Le chien lit mon inquiétude, comprend aussitôt.
─ Je ne dirai rien, chuchote t-il, je serai muet comme… comme… comme toi, tiens !
Il ricane et, soulagé, je lui refile discrètement une poignée de cacahuètes. Il dévore avec gourmandise cette manne fortuite en me laissant un filet de bave graisseux au creux de la main. On applaudit.
─ Je ne dirai rien à personne, répète t-il en croquant les amuse-gueule. Ils n’ont que ce qu’ils méritent, ces sauvages. Je n’ai aucune raison de leur être fidèle. Toi, c’est différent… tu m’es plutôt sympathique. Quoique un peu bizarre…
Nouveaux applaudissements.
─ Lui, là-haut, poursuit-il en désignant Frigolin, c’est le pire de tous. Je connais parfaitement sa pointure : quarante-deux et demi ! De plus, il a le pied large… et le gauche l’est un peu plus que le droit. Celui à côté de toi, le Dédé, ne vaut pas mieux. Quarante-quatre ! Quant à Azor, ton cousin, je n’ai jamais eu affaire à lui que de loin, mais je ne le crois pas plus tendre que les autres.
Je hausse les épaules, signifiant ainsi la méconnaissance que j’ai des sentiments de mon cousin envers les chiens.
─ Je me suis renseigné à ton sujet. Maintenant, je sais qui tu es et d’où tu viens…
Applaudissements.
─ Tu sais pourquoi ton retour les rend tant heureux ? C’est qu’ils pourront te montrer du doigt à leur progéniture et dire avec du trémolo dans la voix: « regarde, mon fils, celui-là il est parti en pleine santé et il est revenu muet, un peu zin-zin et fauché ! ». Les temps ont changé, Hubert. Il y a quinze ans personne ne s’est offusqué de ton départ, tu étais un cas isolé. Aujourd’hui, tous les jeunes rêvent de quitter Palot…
Une forte acclamation interrompt mon nouvel ami et réveille Azor du même coup. Monsieur le Maire descend de sa chaise. Fédor Crapouchnick le comptable rajuste son galure, le discours est terminé. Frigolin s’est emparé de ma main, il la secoue énergiquement recueillant de la sorte sa part de bave gluante.
─ Sois le bienvenu à Palot-sur-Trouillon, ne m’en souhaite t-il pas moins.
Fédor Crapouchnick immobilise l’action d’un sonore « bougez pas ! » qui fige le sourire et le geste de Frigolin dans une position inconfortable. Aussitôt il déclenche sur nous les foudres de son flash électronique. Un petit oiseau de toutes les couleurs sort de l’appareil photographique, il s’envole par la porte grande ouverte. Nous voici immortalisés.
─ Elle fera la une du prochain bulletin municipal, m’informe Crapouchnick.
Sitôt dit, il happe la main de Frigolin à peine détachée de la mienne et l’agite vigoureusement. Ainsi sera méthodiquement partagée l’offrande humorale canine.
─ Mes félicitations, Monsieur le Maire, c’était un très beau discours.
Le Maire se rengorge, plastronne, minaude, feint une modestie plus fausse qu’un Van Meegeren. Il serpente entre les tables du bistrot, parade gonflé d’orgueil et flanqué de mielleux courtisans qui l’empourprent de louanges. Dans le remue-ménage occasionné, je discerne un couinement de douleur suivi de la voix puissante du Bertrand :
─ Qu’est-ce que c’est que ce cabot ! Dehors ! Et tout ce monde au milieu, c’est pareil. Ouste, dehors !
Le tenancier expulse mâtin jaune et Maire, sans distinction de race, mais aussi Crapouchnick et les autres sommités encombrantes, indifféremment sur le pavé où ils pourront continuer à se pavaner à l’envie. La Bertrande a profité de l’aubaine pour venir s’asseoir sur mes genoux. Pas longtemps, hélas, car la diversion est de courte durée et son mari revêche la déloge férocement. Il l’expédie elle aussi à l’extérieur, servir en terrasse. Je jurerais qu’il l’enverrait encore plus loin s’il le pouvait. La foule s’est clairsemée à l’intérieur du Café et le Bertrand soupire d’aise.
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