Les circonvolutions vagabondes et chaotiques de l’aller devenues inutiles, quelques minutes à peine suffisent à rejoindre le village par des voies carrossables. Nous le contournons jusqu’à emprunter, en nous promettant de le rendre à son propriétaire dès que possible, un nouveau chemin de terre. J’aperçois déjà, pointant fièrement vers le ciel limpide, la pyramide de Dada. C’est un formidable monument, une pyramide à degrés. Quatre ! Et vingt mètres de hauteur ! Chaque degré est planté de colonnes biscornues, d’arches tourmentées qui s’élèvent en dépit et à l’encontre des lois orthodoxes de l’attraction terrestre. Un édifice insolite et grandiose qui s’impose pourtant à l’esprit, comme si nulle part ailleurs, sur nul autre terreau, n’aurait pu surgir cette architecture hallucinée. Le saisissement m’en laisserait muet… si je ne l’étais déjà.
Un étrange parking… est-ce un parking ? entoure le monument d’un vaste damier noir et blanc. Il est parsemé de sculptures aux allures vaguement animales, voire humaines. D’entre ces colosses torturés surgit un être vivant porteur de l’uniforme bleu nuit des facteurs ruraux. Il est maigre, porte maladroitement une moustache en guidon de vélo, et arbore sur sa poitrine étroite une panoplie variée de médailles clinquantes.
— C’est Dada, me renseigne Azor, dit Jièfe, un raccourci de Joseph Ferdinand beaucoup trop long...
Azor gare la voiture près d’un cheval de pierre efflanqué dont l’ombre démesurée exagère encore les formes décharnées. Nous sortons et je contourne avec méfiance cette ombre famélique qui tend vers moi ses membres avides. Le facteur nous aborde dans un joli tintinnabulement de ses décorations.
— Azor, quelle surprise ! Je ne connaissais pas cette voiture… je me disais : tiens, les touristes sont matinaux aujourd’hui.
— Bonjour, Jièfe. Je te croyais à l’écart de l’agitation estivale…
— Nul n’est à l’abri des touristes. Une curiosité insatiable les habite, curiosité stupide et malsaine dont le sens esthétique est absent. Des ignares !…
— Je t’emmène Hubert, mon cousin. Il revient au pays. Tu te souviens de Hubert ?
— Je me souviens parfaitement de lui. Et je sais aussi son retour. Tu oublies que je suis facteur. Je ne prends pas toujours grand soin du courrier, je l’avoue… mais je fais en sorte de ne perdre que les mauvaises nouvelles. Evidemment, ça m’oblige à en lire l’intégralité… c’est un travail énorme ! Parfois, je suis tenté de renoncer, de tout distribuer… bêtement, sans tri, sans sélection ni coupe… Je ne peux pas ! Jamais ma conscience professionnelle ne me laisse en repos…
Je me sens honteux à l’idée que Dada a lu mes écrits peu amènes à son endroit.
— Qu’est-ce qu’il a ton cousin ? s’étonne le facteur.
— Oh ! Ce n’est rien. Il prend souvent cette couleur rouge brique… il ne veut pas voir Barnabé.
— Ça le regarde. Par contre, je suppose qu’il est venu voir la pyramide. Ça tombe bien, c’est jour de lune montante. Suivez-moi… toi aussi, Azor, tu profiteras de la visite… il est si rare qu’un indigène daigne s’intéresser à autre chose qu’à ses patates…
Azor hausse les épaules. Fataliste, il emboîte le pas de Dada, à senestre. Je m’assemble à l’identique du côté libre et, de la sorte abouchés, nous entamons un parcours échiquéen des plus fantaisiste et sportif, qualifié d’initiatique par notre guide. Ainsi contournons-nous par sept fois consécutives la pyramide, sur deux pieds d’abord, à cloche-pied ensuite, puis sur les genoux, sur les fesses, en brasse-papillon, en rampant et enfin sur les mains. Il faut, dans le même temps et impérativement, sauter certaines cases, caracoler autour des sculptures féminines dans le sens des aiguilles d’une montre et en sens inverse autour des autres, reculer, avancer, sautiller, tirer la langue, loucher, lever les bras ou encore se pincer le nez, les fesses, cligner de l’œil, pencher la tête…
Un curieux ballet durant lequel Dada n’a de cesse de marmonner une longue litanie dont je ne perçois que quelques bribes hermétiques :
« Pour deux sauts de puce
Picpus, Picpus
Un saut de géant
Ran-tan-plan
Quand un facteur s’envole
Pa-ta-fiole
C’est qu’il est trop léger
Pour marcher sur ses pieds… »
À la fin, épuisés mais étrangement bienheureux, nous voici face à l’ouverture, invisible jusqu’alors, d’un couloir ténébreux qui pénètre dans les profondeurs de la pyramide.
Dada, pas le moins du monde essoufflé, commente :
— Seul le chemin sacré conduit à la porte ! Le sanctuaire ne s’ouvre qu’à l’initié, celui qui sait exprimer le Chiffre de l’Achèvement en accord avec les soixante douze génies de la table cabalistique qui l’influenceront en ce jour, en cette heure et en ce lieu. J’ai tenu à ce que vous me suiviez pas à pas, car la longueur de ce dernier doit être constante et conforme au Nombre d’Or de nos trois individus.
Les yeux d’Azor s’écarquillent démesurément. Feint-il de s’intéresser, cherche t-il vraiment à comprendre ? Il interroge :
— C’est quoi le chiffre de l’achèvement ?
— C’est celui qui, multiplié par un chiffre quelconque, donne toujours Neuf quand on totalise les éléments du résultat obtenu.
Je devine dans le regard de mon cousin un incommensurable accablement. Dada, que la passion transcende, poursuit :
— La pyramide mesure vingt quatre mètres trente trois de hauteur, trente sept mètres quatre vingt trois de côté à sa base. Son canal d’entrée, ici devant sur la face nord, est pointé sur l’étoile polaire. Ses proportions numériques mettent en jeu simultanément le scrupuleux respect de la Section d’Or et celui d’une mesure astronomique précise du temps. On y retrouve le nombre p que l’on croyait perdu, le calcul exact de la durée d’une année lunaire, du rayon et du poids de la Terre égouttée et sans sel, la loi de précession des équinoxes, la valeur du degré de parenté. De plus, son périmètre, traduit en coudées sacrées, divisé par le carré de la distance, en pas, qui sépare la pyramide de l’angle ouest de l’église de Palot, donne l’âge exact du Capitaine…
Azor se gratte consciencieusement le sommet du crâne. Il ne sait plus comment sortir de ce pétrin.
— À l’intérieur de cette pyramide, en un point précis qui est son centre de gravité, la substance vivante ne s’y nécrose pas…
Azor émet un toussotement si peu authentique que Dada, pourtant au sommet de sa ferveur mystique, ne peut ignorer. Il ménage un petit silence offensé avant de constater :
— Ça ne te passionne pas, mon bon Azor !
— Euh ! C’est que j’ai du travail…
— Oui, je sais, les pommes de terre…
— Non, Jièfe, les melons. En ce moment, c’est les melons.
Dada soupire.
— Ah, oui ! Les melons… eh bien, retourne à tes melons. Laisse-moi avec ton cousin, lui au moins est attentif.
Azor me lance un regard plein de désarroi. Je le lui renvoie débarrassé de ses doutes et culpabilité.
— La voiture ?… s’enquiert-il.
Je rentrerai à pied, mimé-je. En coupant à travers champs, il ne me faudra guère plus qu’un quart d’heure.
— En coupant à travers champs, me confirme Azor, tu en as pour un quart d’heure. Tu n’as pas oublié les chemins de notre enfance ?
Je le rassure d’un sourire, et il s’en va, non sans avoir au préalable posé un œil noir sur la pyramide et ses génies de pierre. Il n’a pas l’air mécontent de quitter les lieux.
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