imprimer épisodes 23 à 28 
 
Azor ricane.
 
Tu plais aux femmes, hein mon cochon ? Voyons si tu seras aussi du goût de la prochaine…
 
Il part devant en grandes enjambées, se jouant de ma perplexité. Je le suis. La place rougit doucement du soleil de fin d’après-midi. Nous la traversons au pas de course, empruntons l’une des petites ruelles pentues qui l’étoilent.
 
Je passe à la boulangerie deux fois par semaine, faire provision de pain. C’est que les bêtes aussi consomment du pain…
 
Nous longeons la grille de l’école. La petite cour carrée n’a pas changée. Au fond se dresse, maussade, le bâtiment vieillot qui abrite seulement deux classes et, accolé, le préau. Sur le parvis s’agite un homme, il balaie les lettres mortes dans les salles de cours. Il en a fait un gros tas qu’il pousse à l’extérieur où elles s’éparpillent tristement. Un coup de vent les emportera définitivement un prochain jour.
 
C’est le nouvel instituteur, m’apprend Azor. Il a remplacé mademoiselle Marthe… voilà cinq ans. Il est gentil… mais il est pas d’ici !
 
L’instituteur nous salue d’un geste timide. Azor répond mollement. De mon côté, j’encourage son initiative d’une pantomime exagérée. Cinq ans, le malheureux ! Il lui en faudra au moins vingt avant de  s’émanciper d’origines douteuses parce qu’étrangères.
 
La boulangerie est proche. Elle nous ouvre sa porte sur un chahut de clochettes et une bouffée de senteurs gourmandes. On respire, malgré l’heure tardive et les rayonnages vides, les levures, farines, crèmes, viennoiseries et chocolats qui ont patiemment imprégné les murs de subtils parfums. Sitôt les sonnailles apaisées, un rideau de perles décoloré s’est écarté, un ange est apparu que la lumière rousse de la rue enrobe d’un éclat doux. Ses longs cheveux de jais s’étirent jusqu’à sa taille, si fine qu’elle paraît irréelle. À peine vingt ans, une vénusté à couper le souffle… le mien en particulier, déjà court. J’entre en béatitude. Je m’abîme, suffoqué, dans la contemplation de La beauté. Je m’émerveille d’un menton, m’extasie d’un sourire, savoure ses lèvres sensuelles, m’éberlue de son petit nez retroussé, m’embrase de l’exotisme de sa peau brune d’Eurasienne… Nos regards se croisent. Ses yeux d’ambre me donnent l’estocade.
 
Azor n’a pas manqué d’observer l’état de sénilité profonde dans lequel me plonge la présence de la boulangère. Il s’en amuse fort et, ne serait-ce le temps qui continue à passer à vitesse constante, prétendue immuable, mais dont chaque événement important nous prouve le contraire, il ne songerait nullement à rompre le charme qui me paralyse. Or donc, le temps passe et Azor s’impatiente.
 
Je voudrais pas déranger, ironise-t-il… loin de moi la volonté délibérée de vous être désagréable, mais… il se fait tard et Jéromine nous attend…
 
Mes quinquets relâchent à regret leur étreinte passionnée. Pourtant l’éblouissement persiste, je ne discerne plus rien qu’un brouillard lumineux.
 
… il n’est pas inutile, néanmoins, de procéder aux présentations… la sublime personne qui ramollie ton cerveau, mon brave Hubert, est la fille de notre boulanger et se prénomme Gisèle… pour ta gouverne, Gisèle, apprends que l’ahuri paralysé devant toi est mon cousin,  Hubert, dont tu ne te souviens certainement pas étant donné ton jeune âge…
 
En effet, acquiesce-t-elle d’une voix suave.
 
Et son sourire découvre d’adorables petites dents de nacre... Je couine lamentablement, je dois ressembler à un parfait crétin ! J’aimerais tant lui dire mon émoi, mon ravissement. J’entends Azor pouffer derrière mon dos. Bon samaritain, il vient à mon secours :
 
Hubert, malheureusement, souffre de mutisme…
 
La mine réjouie de la patronne, boulangère et mère de Gisèle, traverse à cet instant le rideau de perles.
 
Azor, c’est toi ! s’exclame-t-elle. J’ai reconnu ta voix depuis l’arrière-boutique… Et le petit Hubert, mon Dieu qu’il a grandi ! Je suis contente de vous voir tous les deux réunis… on ne parle que de ça, au village… les cousins Japouille ! Tu parles d’une histoire ! Y en a qui vont jusqu’à se faire du mouron… sans rire… c’est que vous étiez un duo redoutable y a quelques années en arrière… Bon ! Comme je leur dis, vous êtes plus des gosses, hein !… j’espère…
 
Elle rit sans façon et Azor l’accompagne volontiers. L’idée ne semble pas déplaire à ce dernier, de secouer les vieux ronchons du village. Moi, je n’ai d’yeux que pour Gisèle et, à ma grande joie, elle me le rend admirablement.
 
N’empêche, ça fait plaisir de voir une famille réunie, et tant pis si elle fait un peu de bruit… C’est pas comme les frères Martial, Dédé et Paulo… si vous saviez…
 
Elle baisse le ton, en manière de confidentialité.
 
Il paraît que Dédé refuse de lui payer la moitié du cheval qu’il a vendu l’an dernier. Pourtant il était à leur père, ce cheval…
 
Vous êtes déjà au courant ? s’étonne Azor.
 
Vous le saviez donc ? s’offusque la boulangère, vacillant sous le coup de l’émotion.
 
C’est que… on était présent lorsque l’affaire s’est révélée, il y a dix minutes à peine, au Café.
 
Ah ! fait-elle, l’air pincée. Je n’ai donc rien à vous apprendre… Cinq, comme d’habitude ? rajoute-t-elle en tendant le bras vers les rayonnages clairsemés.
 
Je renâcle et tous les regards convergent vers moi. Cela, certes, manque d’élégance, je n’ai pas d’autre choix si je veux me faire entendre. Sitôt l’attention attirée, je lève mon pouce.
 
Un seul ? s’étrangle la boulangère. Vous êtes au régime chez les Japouille ?
 
Tu as sans doute l’intention de revenir demain ? m’interroge Azor décidément fort perspicace.
 
J’approuve énergiquement tandis que Gisèle m’encourage d’une œillade malicieuse.
 
Un seul donc, consent Azor à l’intention de la boulangère. Hubert est en vacances, il peut venir chercher le pain tous les jours de la semaine…
 
Il me pousse du coude.
 
… si le cœur lui en dit… hein ?
 
Il prend son pain sous le bras.
 
Allez on y va, Jéromine doit s’inquiéter… Bonsoir, la compagnie !
 
Nous sortons. Avant de refermer la porte derrière moi, j’adresse un petit signe à la belle qui ne m’a jamais lâchée du regard. Sa mère l’intercepte accidentellement et me renvoie la politesse avec une charmante naïveté. Les clochettes tintinnabulent. Je me retrouve dans la rue, encore ébloui, un peu sonné, distancé par mon cousin parti en belle foulée et inextinguible rire.
 
 
A suivre



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