─ Diverses nationalités sont représentées, fanfaronne mon hôte. On n’est pas chauvin, nous ! Vous arrivez un peu tard, vous auriez vu gigoter le dernier !… C’est dur de tenir… on pousse sur les jambes : on y gagne des crampes… on tire sur les bras : on étouffe… et avec ça y a le soleil… et la soif…

Il pointe son arme en direction de l’un des suppliciés.

─ On a eu du mal avec celui-là, un malin qui maraudait la nuit… on a fini par le coincer avec deux kilos d’abricots dans les fouilles… les abricots de l’Anselme… les plus beaux du pays… Flagrant délit ! Et hop, il a payé… avec les arriérés…

Il projette vers l’intéressé un glaviot monstrueux qui ne l’atteindra jamais, grâce soit rendue à l’attraction terrestre.

─ Saleté de touriste ! éructe t-il encore. Ce matin, on a grillé la caravane d’un enfoiré qu’avait volé une roue de charrette. Non, mais, des fois… une roue de charrette, je vous jure… à quoi ça pouvait lui servir, hein ? D’ailleurs, vous avez dû la croiser, la caravane…

─ Bon ! intervient l’un des deux autres. On va pas passer la soirée, qu’est-ce qu’on fait ?

─ On fouille la bagnole ? demande le troisième.

─ Faudrait savoir ce qu’il manigance, réplique le premier.

Il me réinvective aussi sec :

─ Vous entendez, vous ? Qu’est-ce que vous fichez ici ?

Je présente une nouvelle fois la missive du cousin, que les manipulations successives flétrissent progressivement.

─ C’est quoi, ce machin ? l’accueille l’homme. Vous croyez qu’on a que ça à faire… déchiffrer des parchemins ?

Heureusement, le deuxième tend la main vers la lettre.

─ Si c’est pas malheureux de pas savoir lire à ton âge… montre voir…

Mais lui-même ânonne laborieusement :

─ Hu… bert… Ja… poui… lleu… c’est vous ?

Le premier a prestement récupéré l’enveloppe.

─ C’est le tampon de Dada ! s’exclame t-il. Je le reconnais…

Il se trouble.

─ Hubert Japouille, c’est vous ? Euh… c’est toi ?

Je fais oui de la tête. Dans le même temps, profitant de ce qu’un soudain courant de sympathie se crée entre nous, je me fends d’un large sourire.

─ Hubert ! s’écrie le zigue. Sacré nom de Dieu… tu me reconnais ? C’est moi, Dédé… Dédé Martial…

Dédé ! Sans blague, ma surprise est proportionnelle à sa carrure. Le petit Dédé a foutrement augmenté de volume. Je grogne ma joie des retrouvailles, m’extrais de mon véhicule afin d’embrasser ce vieil ami d’enfance. Nous nous accolons, vigoureusement, mêlant force bourrades, claques amicales, rires et, en ce qui me concerne, borborygmes divers.

─ Sacré Hubert ! Si je m’attendais…

Et, à l’attention des autres :

─ C’est un de Palot, les gars…

Enfin à la mienne :

─ … faut les essecuser, i sont trop jeunes… i se souviennent pas… Heureusement que j’étais là, t’aurais eu du mal avec ces deux rigolos ! Qu’est-ce qu’i t’ont fait à la ville, i t’ont coupé la langue ? T’étais pas muet à l’époque…

Il se marre.

─ T’étais même plutôt bavard… bon sang, ça me fait bougrement plaisir de te revoir !

Je suis à moitié étouffé lorsqu’il relâche son étreinte virile.

─ Et Azor, i sait que t’es là ?

Je brandis la lettre.

─ Evidemment, puisqu’i t’a écrit… chuis bête… l’aurait pu nous prévenir, c’t’andouille… manquerait plus qu’on lui lapide son cousin ! Attends, je m’en vais te lui remuer les fesses, moi !

Il se tourne vers ses comparses :

─ Passez-moi le téléphone, les gars !

Les deux compères, flairant la galéjade, s’activent et s’empressent d’arracher des vignes un vieux téléphone de campagne qui a dû en faire pas mal.

─ Doit être au Café à c’t’heure, subodore Dédé.

Il s’empare de l’appareil, porte l’écouteur à son oreille, rote et actionne la manivelle, le tout avec une dextérité montrant une grande pratique des usages locaux.

─ Allô… Bertrand… c’est Dédé… t’as Azor dans le coin ? Ecoute, va lui souffler dans le tuyau de l’oreille qu’on a trouvé sur la route un clampin qui disait s’appeler Japouille… et que, manière de lui apprendre à vivre, on l’a pendu par les pieds sous le vieux pont… et toc !

Il raccroche, une étincelle victorieuse luit dans son regard.

─ Tu vas le voir rappliquer, Azor. C’est vrai, quoi… l’aurait pu nous affranchir que tu revenais au pays… et muet encore ! On peut pas deviner… Tu te souviens de Marthe… l’institutrice… elle priait pour que tu te taises. On lui en a fait voir, hein ? Si elle était encore en vie, elle rigolerait, tiens !... Regarde cette fumée… au village… c’est Azor qui démarre sa Daimler… une occasion, la Daimler… tu parles d’une affaire, un vrai fossile… une bagnole de musée. Un jour, elle lui explosera sous le cul !

Effectivement, une nuée rosâtre s’élève d’entre les premières maisons de Palot.

─ Va être content, Azor ! I dit que t’es devenu quelqu’un à la ville…

J’esquisse un geste de dénégation, mon cousin étant enclin à la démesure. Mais Dédé n’en démord pas.

─ Eh, quoi ! Quand on a des diplômes autant qu’un chien a de puces, on est quelqu’un, non ? Y a qu’à voir ta caisse…

Je hausse les épaules… une banale Torpédo.

─ … avec un pilote automatique…

Une pétarade du Tonnerre de Dieu détourne notre attention. Sur la route née du village fonce un bolide rugissant enveloppé d’un formidable nuage de fumée violacée. L’engin attaque les virages sur les chapeaux de roues, des canotiers déjà très usagés, et se précipite vers nous dans un vacarme ahurissant.

─ Ça, c’est Azor ! jubile Dédé.

Prudente, la troupe libère la chaussée. On range en hâte les barbelés, barrières, armes et téléphone. Dédé en tête est plié de rire. Aussitôt parés, un vrombissement extraordinaire empli l’air en même temps que surgit le véhicule endiablé. Il freine mais n’en continue pas moins son irrésistible lancée, dérape, zigzague, crisse et couine, racle le bitume, soulève des gerbes d’étincelles… s’immobilise enfin grâce à une probable intervention divine. Le tas de ferraille expulse alors un bloc de métal incandescent qui glisse et trace un sillon de feu dans l’herbe sèche. Le moteur épris de liberté saute le parapet, plonge droit dans la rivière. À son contact, l’élément liquide se révolte, fume, crache, siffle, bouillonne de colère, éclabousse, ondoie, vaguoie, houloie… et noie, incontinent, le fâcheux trublion.

─ Il n’ira pas plus loin ! assène Dédé.



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