─ Moi, je suis là bas… la chiotte rouge derrière le bus… c’est pas joli joli mais ça roule…
Une nouvelle accélération nous contraint à forcer le pas. Le gros bonhomme commence à regretter de me l’avoir emboîté.
─ Elle vous attend pas, votre Bentley ?
Comment lui expliquer que mon pilote automatique n’est plus très jeune et qu’il n’apprécie pas d’être réveillé à l’aube ?... Forcément, il se venge à la première occasion.
Heureusement ça ne dure pas… ça ne dure jamais ! Le ralentissement survient qui nous permet de rattraper la Torpédo. Je tousse un peu avant de reprendre mon souffle. Mon compagnon d’infortune en fait autant. La course aura au moins eu comme résultat de le réduire au silence. Pourtant, chez lui non plus ça ne dure pas…
─ Je ne supporte pas cette odeur de friture, gémit-il. J’ai un beauf…
Encore un !
─ … qui travaille dans une raffinerie… il écume tous les restaurants du pays pour récupérer les huiles de friture usagées… c’est dégueulasse… et on met ça dans nos réservoirs !... quand je sens ce fumet, je pense aux tonnes de frites, de beignets, de poissons qu’on a fait cuire dedans… j’ai une envie de vomir…
Je ris intérieurement.
─ Mon beauf, i fait des recherches sur un additif… i tente d’en améliorer l’odeur… du carburant au jasmin… ou à l’ylang-ylang, j’sais plus... bref, c’est pas du luxe !... z’allez loin, vous, en vacances ?
Je fais signe que oui.
─ C’est pas pratique, un muet, question conversation… moi, je vais sur la côte… vous z’aussi ?
Je secoue négativement la tête.
─ Z’allez pas à la mer ? manque-t-il s’étouffer.
Re-non du chef.
─ C’est pas ordinaire… z’êtes pas comme tout le monde, vous !
J’exhibe la lettre du cousin Azor, l’enveloppe arborant le cachet de la poste. Lequel faisant foi, il lit :
─ Palot-sur-Trouillon… fiiii ! c’est un bled paumé !… enfin, ça en fera toujours un de moins sur la plage… et vous z’y allez seul ?
J’acquiesce.
─ Z’ennuyez pas, seul, dans cette grosse bagnole ?
J’exécute un signe négatif qui meurt aussitôt, sans un cri. L’autre, par respect pour le défuncté, poursuit en baissant la voix et sur le ton de la confidence :
─ J’ai un chien, une femme et trois enfants…
Je ne vois là rien d’extraordinaire. Lui, s’avise de mon froncement de sourcils circonspect…
─ Laissez-moi parler…
Ce que je ne cesse de faire.
─ Un chien, une femme, trois enfants, c’est trop !… le chien, je m’en débarrasse au premier parking venu… c’est vite oublié un chien… surtout qu’il est pas gros… je l’aurais volontiers vendu, mais… pendant les vacances personne en veut, pensez… j’aurais dû m’y prendre plus tôt… les z’enfants, par contre, ça se vend bien… j’espère en tirer un bon prix une fois sur la côte… avant pourtant, comme je vous vois solitaire, je me dis que peut-être ça vous intéresserait un môme… vous avez le choix : j’ai une fille de huit ans et deux garçons de dix et onze ans… ils sont correctement élevés, propres… en plus, ça vous tiendrait compagnie… c’est agréable un enfant dans une voiture, ça meuble…
Je refuse vigoureusement le marché, mains au ciel.
─ Vraiment !… savez pas c’que vous perdez… allez, je peux vous consentir un paiement échelonné… parce que vous m’êtes sympathique…
Je réitère, y vais de ma mimique la plus expressive.
─ Bon, bon, n’en parlons plus… mais vous z’avez tort… et le chien ?
Nouvelle dénégation. Je ne tiens guère à débarquer chez le cousin accompagné d’un gosse ou d’un clébard.
─ Vous z’y mettez de la mauvaise volonté… c’est ma femme qui vous intéresse ?… alors là je dis non !… pas question de m’en défaire tant que j’aurai pas bazardé les bambins… eh, oh ! qui c’est qui va s’en occuper après des mômes si c’est pas ma Pépète ?…
Toujours par signes, je l’assure de mon indifférence envers sa « Pépète » que je n’ai d’ailleurs jamais vue. Il rit en me claquant familièrement l’épaule.
─ Vous m’êtes sympathique… avec vous, on se sent en confiance… je vais vous faire un aveu : vous avez grandement raison… ni chien, ni femme, ni mioche… au moins, vous z’en profiterez pleinement de vos vacances…
Un tintamarre soudain annihile les efforts de franchise de mon compagnon et ses confidences qui s’étiolent aussitôt. Dans notre dos, l’autobus se déleste sans retenue d’une ribambelle de gamins hurleurs. Une colonie de vacances ! Les gosses libérés se déversent sur la chaussée où ils s’éparpillent instantanément. Dans leur élan, ils prennent d’assaut les véhicules ralentis transformés pour l’occasion en autant de places fortes à conquérir, ils entament des jeux de ballon, de pisse-loin, de trampoline ou de riflette indienne. Ils crient, pleurent, clament, braillent, beuglent, chantent, rient, s’égosillent, cavalent, galopent, pirouettent, piétinent, cabriolent, montent, grimpent, escaladent, ascensionnent, sautent, bondissent, volent, tombent, roulent, boulent, brisent, cassent, fracassent, détruisent, battent, tapent, frappent, cognent… si bien que mon compagnon de voyage n’a plus d’autre alternative que de se taire tant le vacarme couvre sa voix.
Lorsque deux galopins viennent courir dans nos jambes et, par jeu, nous déboîter le pas, c’en est trop. Il me signifie qu’il préfère rejoindre sa famille, paisible au regard de ces « petits voyous », et sa voiture qu’il craint en péril. Je compatis et réintègre moi-même ma Torpédo où je me calfeutre, vitres closes, à l’abri du bruit et du danger. Le pilote automatique sourit narquoisement, l’enfoiré ! Il sait que la chaleur sera telle, tantôt, qu’il me faudra ouvrir et braver le déchaînement vociférant des gosses.
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