— T’as voyagé combien de temps ?
Je lève deux doigts victorieux.
— Deux jours… Tu t’es pas mal débrouillé. Comme quoi, c’est pas Bison Ravi qui arrêtera un Japouille !
Je ne peux malheureusement pas lui narrer mon voyage. Plus tard, lorsque j’aurai les mains libres.
— Moi ! Imagine-toi, il m’a fallu une semaine pour arriver au bout de ta lettre ! Quatre pages c’est beaucoup. Tu pouvais juste dire : « je reviens ». T’étais pas obligé d’écrire un roman. Moi, de lire, ça m’endort, surtout que j’ai des journées chargées… en plus faut décrypter…
Il tire de sa poche un fatras de feuillets pliés, froissés, déchirés : ma lettre, méconnaissable !
— Comme tu vois, le facteur n’a pas ménagé sa peine. Il est gentil, Dada, mais de plus en plus idiot. J’aurais jamais pu la lire si tu n’avais pas pris la précaution d’utiliser du papier militaire.
Je mesure ma chance, disposant toujours d’un mètre pliant sur moi.
— Il exagère, Dada ! Il transporte plus de cailloux, dans sa sacoche, que de correspondance. Si tu te souviens, déjà à l’époque il construisait un drôle de monument. Aujourd’hui, ça ressemble à une pyramide de douze mètres de hauteur… et c’est pas fini ! On ira le voir un de ces jours, il t’en parlera mieux que moi… il peut être d’agréable compagnie, l’animal, quand il veut. Sa folie n’est, somme toute, fâcheuse que pour le courrier…
Une clôture le long de la route attire mon attention. Elle cerne des rangées de tentes éparpillées dans la végétation clairsemée. Le mirador surtout, qui domine, m’inquiète.
— C’est le camping municipal, me renseigne Azor. On y concentre les vacanciers. Pourtant, malgré la surveillance, y’en a toujours qui s’évadent...
Des immondices s’agglutinent contre le grillage.
— Regarde ça ! Avant, la vallée était envahie d’ordures. Depuis qu’on a parqué les touristes, les saletés restent dans le camp. Eux, ça les gêne pas. Ça doit même leur plaire puisqu’ils négligent les poubelles mises à leur disposition… Tu imagines pas les désastres qu’ils ont causés les étés précédents. Je connais des vignes qui donneront plus jamais un seul raisin… pire que le phylloxéra ! Il faudra replanter…
On a passé le camping.
— J’y pense, tu t’es expliqué comment avec Dédé ? C’est qu’il est du genre expéditif avec les touristes… Ne me dis pas qu’il t’a reconnu immédiatement…
Je brandis ce qui me sert de laissez-passer depuis mon départ.
— Mince, ma lettre ! J’en avais jamais vue en si bon état. Vous avez des facteurs précautionneux, en ville.
Il agite, en comparaison, les débris de ma correspondance et cela provoque notre hilarité, ce qui se traduit chez moi par une sorte de gloussement rauque proche de l’aboiement joyeux du phoque quémandant sa pitance après accomplissement de son exercice de jonglage. Nous partageons pleinement ce moment d’allégresse, puis Azor reprend la conversation :
— Tu dis dans ta missive : « Voici trois lustres que je n’ai plus donné de cher cousin à quiconque, et je me doute de la réciproque, ne te connaissant d’autre cousin que moi... »
Une vague réminiscence m’enjoint d’acquiescer.
— Ce en quoi tu te goures ! Tu as oublié que les habitants d’un village comme le nôtre sont tous plus ou moins apparenté à des degrés divers. On s’encousine à tour de bras et on simplifie de la sorte une généalogie inextricable. Ça rapproche, ça unit et ça fait rire les vieux au fait des écarts de conduite de nos défunts aïeux. C’est le genre de détail dont on se soucie peu à la ville. Tu devras réapprendre à vivre parmi nous, Hubert… mais la chose ne me paraît pas insurmontable.
Je le pense également. D’ailleurs, je me sens déjà beaucoup mieux tant l’air est pur, ici.
— Tu crains d’avoir perdu tes racines, ta famille…
Il a incontestablement étudié mon courrier !
— … mais tu n’as rien perdu, détrompe-toi. Tu as négligé les valeurs essentielles, simplement. Mais ici tu seras toujours chez toi. Celui qui est né à Palot reste un fils du pays sa vie durant, même s’il n’y vit plus.
Je grogne mon assentiment.
— Je t’emmènerai chez Barnabé !
Je sursaute et la voiture fait une embardée. Le pilote automatique gémit.
— Je sais… tu n’en gardes pas un bon souvenir, tes parents… mais quoi ! Il a pas tué tous ses patients, Barnabé. Il en a même guéri certains. On peut pas en dire autant de beaucoup de docteurs.
Je balaie l’argument d’un geste ferme.
— Soit, n’en parlons plus… n’empêche, tu y viendras toi aussi… Bougnette ! Tu te souviens de Bougnette, tu en parlais dans ta lettre… eh bien, il est allé le voir à Barnabé, et il en est sorti complètement transformé. Bon, il remportera jamais un Nobel de physique, mais il y a gagné quelques neurones. Après ça, il s’est marié, tu devineras jamais avec qui… avec Angélique, la belle Angélique à qui tu faisais les yeux doux… et quelques autres gâteries…
Je bée de stupéfaction. Je n’en reviens pas… d’Angélique.
— Faut pas s’étonner… quand on laisse tomber une fille, elle se console avec le premier venu. Mais, si ça peut te rassurer, elle a drôlement grossi, Angélique. Et toi, tu ne t’es pas trouvé une fiancée, à la ville ?
Mon haussement d’épaules se veut dénégatoire et légèrement désabusé. J’ai vécu quelques aventures, certes, mais rien de durable.
— Nous arrivons ! s’exclame t-il soudain. Ça, ce sont mes vignes… elles sont belles, hein ? Attends de goûter mon vin, tu m’en diras des nouvelles. Là !… le chemin de terre… faut pas le manquer… tu le suis jusqu’au bout…
J’obéis et découvre bientôt une charmante maisonnette nichée au creux d’un vallon tapissé de verdure épaisse, luxuriant de mille fleurs multicolores et doré par un soleil déclinant… un paysage de cinéma !
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