Fabuleux ! Nous avons parcouru en quelques heures plus de distance qu'en deux jours d'autoroute. Et encore nous sommes-nous régulièrement arrêtés afin d’étudier le terrain ou permettre à Adrienne de faire pipi. Adrienne, c'est la fille de Beauf. Lui, je l'appelle ainsi parce que je ne connais toujours pas son nom. Sa femme, c'est Arielle. Et son chien : Azor. Comme mon cousin. Drôle de blase pour un chien. Azor aussi pisse beaucoup… Le chien.
Notre itinéraire est des plus fantaisiste quoiqu’il semble efficace. Le moteur de la Torpédo tourne rond, la vitesse nous préserve de la chaleur et le pilote automatique a repris des forces. Tout va bien. Je suis néanmoins incapable de donner un sens à nos étranges déambulations. Ainsi avons-nous consciencieusement évité les routes les plus larges et les mieux entretenues pour divaguer à travers champs sur des voies souvent rudimentaires. Nous avons soigneusement évité les zones habitées, les lieux touristiques. Mais aussi, Beauf a délibérément et systématiquement emprunté la direction opposée au fléchage de Bison Ravi. Certes il a eu quelques hésitations, des moments d’intense réflexion passés sur un carrefour à observer le sol, flairer le danger, débrouiller les pistes, écouter le son de la terre ou prendre le vent… Jamais très longtemps cependant.
Deux fois, il nous a immobilisés au sommet d'une côte. Pour bénéficier du point de vue, disait-il. En réalité, je le soupçonne de se régaler des malheurs d'autrui. Car il riait fort en découvrant au bout de ses jumelles de lointains carambolages, il s'esclaffait d'un troupeau de vaches encombrant la chaussée quelques kilomètres plus bas et, encore, il applaudissait aux grandes manœuvres perturbatrices des militaires dans la plaine. Toutes ruses de Bison Ravi qui visent à réguler le flot tumultueux et incessant des vacanciers.
De mon côté, je reste sur ma réserve et n'affiche qu'un optimisme d'apparat. Les manières de mon guide me déconcertent. À ce moment, stoppant aux abords d'une intersection vierge de toute indication, Beauf descend de voiture immédiatement suivi par Adrienne et… le chien, que je refuse d'appeler du patronyme de mon parent. Je me piétonnise également et la petite me rejoint en courant. Elle m'aime bien. Moi aussi je l'aime bien, elle est mignonne. Je l'achèterais volontiers si je ne craignais d'incommoder mon cousin d'une présence supplémentaire imprévue et inutile.
─ Tu viens ? elle me demande. Papa est perdu.
La petite saisit d’autorité ma main et me conduit jusqu’à son père qui inspecte précautionneusement les lieux. Arielle est restée dans l’auto.
─ Rien… grommelle Beauf… pas une marque… c'est pas normal…
─ Je te l'avais dit, papa, qu'on finirait par avoir des problèmes.
─ Tais-toi… laisse-moi réfléchir.
─ Moi, je voulais partir en colo.
─ I prenaient pas les filles, tu sais bien. T'es pas contente d'être avec ton papa et ta maman ?
─ Non!
─ Bon, maintenant tu te tais ou tu reçois une claque !
Il se tourne vers moi :
─ Mon vieux, je sais plus trop où aller… ça sent le piège à plein nez, trouvez pas ?
Je ne sens rien qu'une odeur puissante de résine de pin, car cette essence règne sans partage sur notre environnement. Je hume l'air ambiant en témoignage de sollicitude. Beauf cogite. Au terme de quoi, il ramasse ostensiblement un caillou de sorte que le chien trépigne et jappe d’excitation. Alors seulement, il le lance loin sur la route de droite.
─ Va chercher, Azor !
L’animal ne se le fait pas dire deux fois. Il démarre en trombe, soulevant une traînée de poussière. Truffe au vent, il suit exactement la trajectoire de la pierre qui retombe bientôt, fidèle à l’enseignement de Newton… rebondit… rebondit encore…
Soudain : l'explosion !
Dans la seconde qui suit je me retrouve plaqué à terre, Adrienne blottie entre mes bras, tandis qu’une mitraille de projectiles divers et pointus pleut sur nos têtes. Cela dure quelques secondes à peine. Lorsque nous ouvrons les yeux, il ne reste plus à la place du pauvre chien qu'un grand trou dans la chaussée et un panache de fumée qui s'élève dans les airs. Adrienne se met à chialer.
─ Une mine, souffle Beauf à quatre pattes. Bon Dieu ! Il s'en est fallu de peu. Bison Ravi affine ses méthodes. Pas un indice, pas une trace… il faudra doubler de vigilance.
─ Mon chien ! pleure la fillette.
─ Tais-toi donc ! fait-il de mauvaise humeur en se redressant tout à fait. Je t'en trouverai un autre, de clebs.
Il la pousse dans la voiture, où elle braille encore plus fort. Il m'adresse un clin d'œil rusé.
─ Un de moins, me dit-il en aparté. Ça m'évitera de l'oublier quelque part… En route. Surtout pas à droite !
Nous redémarrons. À vitesse réduite toutefois. J’aime autant car, rongeant mon frein, je ne peux guère y compter si le besoin s’en fait sentir. Je regrette l'autoroute. Nous y étions en sécurité. Hélas, je n'ai plus d'autre choix que de continuer, en croisant les doigts pour échapper aux mines et traquenards divers. En conduisant, ça n’est cependant pas facile.
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