Ouf ! On se sent mieux entre nous, hein, les gars ?
 
Ah ! soupire à son tour Azor. C’est pas trop tôt, je vais pouvoir faire un billard.
 
Il se lève à l’instant ou surgit le Commandant, grand bougre ventripotent, à la face large et rougeaude ornée d’un nez en pomme de terre  fripée envahi d’une forêt de poils. Il est Commandant des Douanes. Etait, m’apprend Dédé :
 
Il est à la retraite mais on l’appelle toujours Commandant, ça lui fait tellement plaisir. Et puis, commandant il l’est toujours… c’est lui qui dirige l’Opération Doryphores.
 
Azor ! braille le Commandant, car il ne sait pas parler autrement. N’oublie pas, après-demain tu es de permanence au pont.
 
J’oublie pas, Commandant, répond Azor sans se détourner de son but : le billard au fond de la salle.
 
L’Opération Doryphores, me renseigne Dédé, consiste à surveiller les déplacements de ces idiots d’estivants et les empêcher de nuire…
 
Inutile d’en rajouter, je me remémore parfaitement l’accueil qu’il me fit avant de me reconnaître. Pendant ce temps, le Commandant a traqué Azor jusque sur le billard.
 
Dis-moi, Azor, une question. Je me suis toujours demandé ce que pouvait faire ton cousin à la ville ?
 
Il fait des avions ! rétorque Azor sans sourciller.
 
Il ne précise pas « en papier ». Il le pense fort car je devine dans ses yeux tournés vers moi un grand rire intérieur. Les curieux devront se contenter de ces quatre mots pour appréhender ma vie au-delà des montagnes. Lui s’en satisfait pleinement. Déjà, il place les boules sur le tapis tandis que le Commandant, en sifflant d’admiration, est venu occuper la place laissée libre par le Maire.
 
Des avions, fichtre, rien que ça … hurle-t-il.
 
Et, encore plus fort :
 
Bertrand, un whisky !
 
Le Commandant ne boit que du whisky. Du matin au soir et du soir au matin lorsqu’il ne dort pas. C’est pourquoi il a quasiment élu domicile dans l’estaminet du Bertrand, afin de ne jamais souffrir de déshydratation. Il tient rangé sous le comptoir un antique lit de camp qu’il occupe les jours de crise, les jours de mauvais temps, les jours de roulis… autant dire souvent. Le Bertrand n’y voit aucun inconvénient, c’est son meilleur client.
 
Le whisky arrive. Il repart aussi sec, dans le gosier du vieux douanier.
 
Hubert ! gueule-t-il bien que cinquante centimètres à peine nous séparent. Tu as forci, tu es un beau gars à présent…
 
On entend glousser la Bertrande.
 
Tu as fichtrement bien fait de revenir. On a besoin de bras solides, ici. Y aura bientôt plus que des vieux, des ramollis, des épaves. Regarde-moi ça !
 
« Ça » est un individu avachi sur une table du bistrot. Il dort au mépris total de l’agitation environnante.
 
Le docteur Polype, un soûlot complet !
 
En fait, ironise Dédé, le Docteur boit beaucoup moins que le Commandant mais ne possède pas ses capacités d’absorption.
 
N’empêche, grogne ce dernier, il a perdu tous ses clients… au profit de Barnabé. Logique, il est incapable à neuf heures du matin de différencier une tourniole d’une rougeole.
 
Il part d’un bon gros rire satisfait, d’autant que le Bertrand vient de remplir son verre, mais il manque s’étrangler à la vue de nouveaux arrivants dans le bar : un couple exposant conjointement sous de légères tenues estivales une chair fade et molle.
 
Bonjour ! lancent à la ronde les deux estivants.
 
Aucun indigène ne daigne lever le nez. Mais les conversations se sont tues. Les touristes arborent le sourire béat préconisé par le Guide du Voyageur Planétaire pour amadouer la population locale. Sans doute ont-ils apportés quelque verroterie nordique dans leurs valises… Ils se forcent une place au comptoir.
 
L’entrée inopinée du facteur détourne l’attention générale. Il soutient à deux mains sa musette pleine à craquer. Le commandant retrouve pour le coup le fil de ses humeurs, il crie :
 
Et ça ! Qu’est-ce que je peux bien faire d’un facteur idiot ?
 
Dada ouvre de grands yeux étonnés et se fige sur place. Il attend une explication qui ne vient pas, le Commandant ayant choisi d’occuper sa langue à la dégustation de son nième whisky. Pendant ce temps, le Bertrand se penche sur les vacanciers accoudés au bar.
 
Un Cheyenne, dit l’homme.
 
Un quoi ? fait le cafetier.
 
Un Cheyenne, réitère l’autre. Vous ne savez pas ce qu’est un Cheyenne ?
 
J’en ai déjà vu à la télé dans les ouesternes… Par ici, ça court pas les rues.
 
Le couple s’esclaffe.
 
Vous n’y êtes pas, c’est une boisson, dit la femme. Donnez-nous deux Rocks et ça ira…
 
L’ahurissement du tavernier leur procure un ravissement extrême qu’ils expriment par des gloussements convulsifs.
 
Ce sont bien des paysans ! affirme l’homme.
 
Servez-nous la spécialité du pays, concède la femme en riant.
 
Le Bertrand disparaît en maugréant derrière le zinc. Le teint ordinairement rougeaud du Commandant a pris une nuance brique de mauvais aloi. Le silence ambiant couve une colère unanime. C’est le moment choisi par Dada pour déballer sa dernière trouvaille. Il dépose sur notre table une énorme caillasse biscornue tirée de sa musette rapiécée. Au grand dam du Commandant à qui la manœuvre a failli coûter un whisky. Il met immédiatement le précieux breuvage à l’abri des accidents, au fond de son insatiable gosier. Le facteur jubile.
 
Superbe, non ?
 
Magnifique ! brait le commandant en levant les yeux au plafond.
 
C’est une pierre ! laconise Dédé.
 
Splendide ! s’extasient les touristes à qui l’on n’a pourtant rien demandé.
 
Dédé, affligé, hausse les épaules. Le Bertrand est revenu, il remet deux verres de muscat aux casse-pieds et un au préposé des Postes, comme il est de tradition au village, afin de lui donner du cœur à l’ouvrage. Palot soigne ses fonctionnaires. Le spécimen présent s’envoie le muscat derrière la cravate que lui a obligeamment fourni son administration avant d’annoncer, plein d’emphase :
 
J’ai une lettre pour toi, Dédé.
 
Ah ? fait l’autre. Tu dois te tromper !
 
Pas le moins du monde… Dédé Martial, c’est bien toi ?
 
Il trifouille au fond de sa sacoche, en sort une branche de thym, un peu de terre, un quignon de pain… De lettre, point.
 
Je crois que je l’ai perdue !
 
Comment ça, tu l’as perdue ? rugit le récipiendaire.
 
Excuse-moi, ça arrive. Qu’est-ce que ça peut te faire, tu ne sais pas lire ?…
 
Quand même, pour une fois qu’on m’écrit.
 
Ne t’inquiète pas. Je la connais par cœur, je vais te la réciter.
 
Il prend une inspiration et l’air affecté qui va avec.
 
« Dédé, je te rappelle par la présente que tu me dois trois cents balles de la vente du cheval gris l’année dernière. C’est ma part qui me revient de droit, c’est pas une raison parce que tu l’as nourri quelques temps que ça te fasse oublier de me donner mon dû. J’ai besoin d’argent, l’armée ça paye pas beaucoup. Ton frère qui t’embrasse. Paulo. »
 
On applaudit la prestation de Jièfe, lequel salue son auditoire avant de remballer ses affaires. Soudain Dédé se lève, rouge de colère, adresse à l’assemblée un formidable bras d’honneur.
 
Que dalle ! crie-t-il. Il avait qu’à rester, lui aussi. Personne l’a obligé à s’engager, cette bourrique !
 
Il se rassied, l’œil mauvais, indifférent aux lazzis, rires, réprobations et autres manifestations mitigées des spectateurs présents. Les deux touristes se marrent. Cette bande de péquenots les enthousiasme. Ils en ont pour leur argent.
 
Tout de même, fait l’homme, c’est votre frère…
 
De quoi je me mêle ? gronde Dédé.
 
Parfaitement, beugle le Commandant. Ce sont nos affaires, pas les vôtres !
 
Bon, bon, c’était manière de parler… changeons de sujet… dites-moi, une fois, cette jolie pierre que vous avez-là, où peut-on en ramasser ?
 
Oh, ça devient rare ! se désole Dada. Avant, il y en avait plein la rivière, mais maintenant…
 
Oui, c’est ça ! approuve Dédé soudain ragaillardi. Dans la rivière, on en trouve en pagaïe.
 
Vous voulez parler du Trouillon ? demande l’étranger. Il doit y avoir également du poisson, je suis pêcheur et…
 
S’il y a du poisson ? s’étouffe le Commandant. C’en est rempli !
 
Et des gros ! rajoute Dédé.
 
Enormes ! mugit le Commandant en écartant les bras au maximum et ainsi donner la mesure des monstres.
 
Les estivants se tordent de rire. Le bistrot entier est tordu de rire car personne ne perd une miette de la conversation.
 
Et des dents ! surenchérit Dédé. Comac !
 
Il dresse son pouce.
 
Ce que vous pouvez exagérer, vous, les gens du midi, s’extasie le vacancier. Si on vous écoute, tout est plus grand et plus beau chez vous…
 
On exagère pas le moins du monde, s’offusque faussement le Commandant. Au contraire ! Dédé est encore en dessous de la vérité.
 
C’est trop énorme. Les touristes en pleurent de rire. Des larmes plein les yeux, ils miment les attitudes de Dédé.
 
Comac ! C’est tordant !
 
Que c’est drôle, mon Dieu, c’est comac !
 
Azor a fini son billard. Il rapplique en douce et, profitant de l’euphorie générale, m’engage discrètement à prendre le large.
 
Filons, souffle-t-il, on a encore pas mal à faire.
 
Nous nous esquivons sans attirer l’attention. Sauf la Bertrande qui, sur le pas de la porte, me rattrape et me ventouse un baiser sonore.
 
À bientôt, beau blond, elle me susurre avant de s’éclipser à l’intérieur du café.
 
 



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