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LUCIE IN THE SKY
 
 
 
Il avait tout combiné. Il connaissait la mer comme pas un au village. À force de l’observer dans ses moindres ressacs, de traquer ses alternances de couleurs, à force de scruter l’horizon, de surveiller chaque filet d’écume, chaque souffle de vent, chaque nuage, chaque effluence saline. La mer avait pris son père. À un âge où la mort n’est qu’un mot creux, il avait attendu l’être cher de longs jours durant, figé sur la digue. Et de ce déchirement était née sa science météorologique. Aujourd’hui, il n’attendait plus, il observait. On le prenait pour un rêveur. Il l’était assurément. Pour un naïf, parfois. Il ne s’en défendait point. Coriolan en savait autant sur la mer que les plus anciens, il n’avait que vingt ans.
 
Lucie ! Elle avait mis une robe légère qui l’habillait de fleurs des près. Le tissu ondulait à chacun de ses pas et l’on aurait cru qu’une brise coquine dérangeait les pétales colorés pour dévoiler un peu de sa chair. Un gros bourdon mystifié vint lui tourner autour. Coriolan dut chasser l’intrus butineur. Il n’accepterait aucune concurrence. Ses grands gestes impérieux firent beaucoup rire Lucie.
 
Il avait tout combiné. La barque les attendait sagement au bout du quai. Elle se laissait flotter, mollement assoupie, au gré de l’onde, et l’arrivée joyeuse des amoureux la tira de sa torpeur. Elle serra son flanc contre le mur rugueux et les tourtereaux, d’un coup d’aile, montèrent à bord. Ils s’assirent face à face. Elle, dévoilant ses genoux ronds et lisses et un peu de ses cuisses desquelles il eut du mal à détacher ses yeux tellement les nœuds étaient serrés. Des nœuds marins ! Lui, faisant saillir ses biceps pour s’emparer des rames et prendre le large vers la plus belle des destinations : un nid d’amour.
 
Le phare était proche. Un tiers de mille à peine. Planté sur un ilot rocheux désertique, il clignait inlassablement de son œil unique vers la mer et, indifféremment, vers les pêcheurs, les pirates, les plaisanciers, les kayakistes, les naufragés et autres navigateurs de tout acabit. La marée n’influait en rien sur la distance, les fonds étant fort abrupts en cet endroit. Coriolan souquait ferme pourtant. En partie par bravade, pour montrer sa puissance à une Lucie par ailleurs déjà énamourée. Mais surtout parce qu’il sentait les courants marins forcir sous la surface faussement paisible. Lucie riait, elle ne se doutait de rien.
 
Ils accostèrent sans heurt. Coriolan souleva Lucie qui hésitait à enjamber le plat-bord mouvant. Il fut surpris par sa légèreté. Et le contact tant souhaité de sa chair contre la sienne fit naître en son ventre une boule de chaleur qui se propagea instantanément dans son corps entier. Il en resta suffoqué, le front brûlant d’une fièvre tellement agréable. Lucie, consciente de l’émoi occasionné à son chevalier servant, porta l’estocade. Elle effleura de ses lèvres veloutées la bouche de Coriolan qui crut défaillir. Il déposa avec mille précautions son sublime fardeau sur la roche aiguisée par les coups de mer. Elle s’esquiva aussitôt, insouciante du danger, pour gravir en bonds aériens l’îlot esseulé. Coriolan la poursuivit avec un ardent plaisir qu’exacerbèrent encore ses pirouettes taquines. Plus lourd, il ne grignota que les mètres qu’elle voulut bien lui concéder. Ils parvinrent ensemble à l’entrée du phare, une porte épaisse, inébranlable, garante de l’inviolabilité des lieux. Il la serra enfin dans ses bras, mais elle argua qu’on pouvait les voir de la terre et il se résolut à manipuler la lourde poignée de bronze. La porte céda, elle connaissait cette jeune main ferme. Ils pénétrèrent dans une vaste pièce ronde entièrement lambrissée de panneaux de bois surabondamment ornés de motifs marins. Poissons, bateaux et matelots à la manœuvre peuplaient la circonférence habitable, mais aussi poutres et solives. Les meubles, du même bois brun, affichaient un air austère en comparaison. Enfin, au centre, derrière une longue table massive, se tenait assis un vieil homme buriné, au teint mat, que l’on aurait cru fait du même matériau ambiant. Le vieillard leva un œil distrait du journal jauni étalé devant lui. Sûrement pas les dernières nouvelles.
 
– Coriolan ! En voilà une surprise !
 
– Bonjour, mon oncle, hurla Coriolan.
 
Plus bas, à Lucie :
 
– Il est sourd comme un pot.
 
– Tu as trouvé une sirène en chemin ?
 
– C’est Lucie. Je lui fais visiter le phare. Tu n’y vois pas d’objection ?
 
– Une attraction, le phare ?... Drôle d’idée. Mais si ça peut vous faire plaisir… Je vous offre un café, les enfants ?
 
Coriolan désigna l’étage.
 
– On va d’abord grimper là haut. On verra après.
 
– Va pour le thé… je vous le prépare.
 
Lucie ne put réprimer un éclat de rire cristallin qui engendra mille étoiles luminescentes en se brisant sur le parquet. Coriolan l’entraîna dans l’escalier. Un bel escalier de pierre, aux marches hautes, tournant comme une vis tout le long de la paroi interne de la tour. Ils escaladèrent les étages avec la fougue de leurs jeunes années. Au passage, Coriolan inventoria les portes rencontrées :
 
– Une chambre… une autre chambre… la salle de contrôle, mon oncle en interdit l’accès, d’ailleurs elle est fermée à clef… la salle d’entretien, pas grand chose à voir…
 
Ils atteignirent le sommet, essoufflés de tant d’empressement malgré leurs jambes alertes.
 
– Le balcon de veille… et la Coupole ! claironna Coriolan.
 
En même temps, il vit qu’au loin les nuages commençaient à se rassembler en ordre de guerre. Il avait tout combiné, mais Lucie ne devait pas s’instruire de l’état du ciel avant que ce dernier ne permit plus un retour à terre. Il accapara son attention, lui dévoilant les secrets du système optique inclus dans la lanterne, la concentration de la lumière grâce à la lentille de Fresnel, l’aplatissement du faisceau sur l’axe vertical, le balayage sur l’axe horizontal, le diamètre, la distance focale… Il la soûla de paroles et ne tint l’affaire jouée que lorsqu’il la sentit tituber et rire à l’énonciation de la formule de la distance algébrique :
  
 
Alors il l’embrassa, et le temps n’eut plus aucune importance pour l’un et l’autre.
 
Lorsqu’ils redescendirent, le thé était froid et l’oncle dut le réchauffer. Dehors, le vent commençait à souffler. Mais à l’abri des pierres puissantes, rien ne le laissait supposer. Ils burent lentement le breuvage insipide. Par politesse. Ils auraient préféré du café, ou une boisson gazeuse… Ils parlèrent. Surtout le vieillard, que la présence de cette pétulante jeunesse exaltait. Il raconta sa vie, ses amours, ses malheurs dans un joyeux désordre. Lucie dut se résigner à n’obtenir que des réponses hors sujet et se réfugia dans les bras de Coriolan en étouffant quelques bâillements, mort-nés de facto. Les minutes s’étirèrent en heures, et le temps à l’extérieur en profita pour sérieusement se gâter. Lucie, n’en sachant rien, s’avisa un peu tard qu’il fallait rentrer au bercail.
 
Elle sortit la première du phare et un méchant coup de vent la gifla pour la renvoyer brutalement dans les bras de son amoureux. Coriolan prit un air soucieux de circonstance. Or, il jubilait intérieurement. La tempête, fidèle au rendez-vous, lui offrait sa nuit d’amour. Une vraie nuit sans témoins, sans contraintes, sans l’incroyable propension du voisin, du parent, du curieux, à se trouver là où on l’attend le moins. Des mois à se cacher, à se chercher, à se frôler, à s’effleurer, à se baiser du bout des lèvres, à sursauter d’un rien, à s’effrayer d’une ombre… pour un piètre résultat, car tout se sait au village, tout se devine, tout se déchiffre, tout se prophétise, tout s’évente, tout se flaire, tout s’imagine, et s’il faut en arriver là : tout s’invente. Une nuit, enfin, pour eux seuls. Et peu lui importait qu’il n’obtint pas ce qu’un ardent jeune homme convoite d’une jolie fille ; il l’aimait. Sincèrement, profondément, sans partage, il l’aimait. Et il passerait la nuit à simplement la couver des yeux afin qu’au petit matin éclose un amour encore plus fort, immense, éternel, intemporel…
 
Lucie suffoquait. Le vent mais aussi la panique en étaient la cause.
 
– Il faut rentrer ! Il faut rentrer ! suppliait-elle.
 
– Impossible ! Regarde ces vagues… Et la barque, elle a disparu !
 
Coriolan savait que la barque, expérimentée, s’était mise à l’abri dans une anfractuosité des rochers. Elle en avait l’habitude à chaque alerte. Mais le révéler n’aurait rien changé. La vieille barque était fort têtue et la navigation, du reste, périlleuse. Des vis et des boulons commençaient à les atteindre et la mer, une fois démontée, devenait impraticable.
 
– Mon père ! pleurait maintenant Lucie. Mon père va me tuer !
 
– Mais non, dédramatisait Coriolan, il comprendra… il sait que tu es au phare… il connait la mer… il sait que ce n’est pas de ta faute…
 
– Tu ne le connais pas, si je ne rentre pas ce soir, il sera dans une colère terrible !
 
– Du calme, je lui expliquerai…
 
– Il te tuera aussi.
 
– On ne tue pas les gens parce qu’ils sont coincés par une tempête…
 
– Tu ne connais pas mon père…
 
Il commençait à regretter son subterfuge. Il avait tout combiné, dans l’ignorance de la peur inspirée à Lucie par son géniteur. Lui-même avait oublié depuis longtemps l’autorité d’un père à la maison. Il savait pourtant Lucie sévèrement éduquée, mais il ne s’était à aucun moment enquis des conséquences d’une… fugue. Puisque tel était le sentiment de Lucie envers son aventure. Coriolan avait perdu toute joie intérieure. Il avait agi avec égoïsme et s’en voulait atrocement. Une vis fondit sur l’épaule de Lucie. La piqure, cuisante, lui arracha un cri et ses larmes s’accrurent conjointement. Ils se réfugièrent dans le phare. Coriolan était désespéré. Il étreignait Lucie qui ne cessait de sangloter.
 
L’oncle leur fit chauffer encore beaucoup de thé qui alimenta d’abondance le flux lacrymal de Lucie. Il leur expliqua que la mer ne serait pas remontée avant le lendemain midi et qu’il n’était pas raisonnable de se mettre dans un état pareil pour une petite tempête, que le phare en avait vu d’autres, qu’il ne manquait pas de chambres pour dormir et qu’ils avaient des provisions pour plusieurs jours. En effet, vu ce que pignochèrent les jeunes gens, ils pouvaient tenir des mois.
 
On entendait maintenant les coups frappés à la porte par les éléments déchainés : vis, boulons, écrous, rondelles, rivets et autres éléments désassemblés, des poissons aussi perdus entre deux lames disjointes… On ne pouvait que deviner, des choses parfois dures, parfois molles, car l’oncle n’ouvrait jamais la porte, étant sourd.
 
Lucie s’était enfin calmée. Elle parvenait même à sourire à Coriolan qui sentit son cœur se remettre à battre après une longue bradycardie. Elle était épuisée d’avoir tant pleuré et ses yeux se fermaient sans qu’elle puisse y remédier. Coriolan l’a prit délicatement dans ses bras. Elle était si légère, et lui si fort d’un dur labeur quotidien. Elle s’abandonna, confiante, rassérénée, la tête posée sur son torse musclé. Coriolan monta lentement les marches jusqu’à l’étage. Il sentait la main douce de Lucie lui caresser l’oreille et il dut lutter pour ne pas fermer les yeux à son tour. Il poussa du genou la porte de la chambre, celle qu’il occupait lorsqu’il lui venait le désir de passer quelques temps avec son oncle. La porte le reconnut et le laissa entrer sans un gémissement. Il s’approcha du lit qu’une faible lumière extérieure issue d’une maigre fenêtre dessinait en ombre chinoise. Il déposa Lucie sur les draps avec d’infinies précautions. Elle soupira. Il la regarda un instant, habituant ses yeux à la pénombre. Sa peau faisait une tache claire, presque fluorescente, qui l’attirait comme un animal pris dans les phares d’une voiture. Il se baissa et ôta doucement les chaussures souples de Lucie. Il en profita pour caresser ses pieds si fins, si harmonieux, si doux au toucher. Très vite, il fit tomber ses propres chaussures. Puis… il s’allongea près d’elle et atteint rapidement le double de sa taille. Elle en fut impressionnée, il en profita pour l’embrasser. Elle se laissa faire… et bien plus encore.
 
Ils dormirent peu. Coriolan manifesta une vitalité dont il ne se soupçonnait pas détenteur. Lucie la découvrit avec lui et, mêlant leurs tâtonnements, leurs bouillonnements et leurs corps, ils parvinrent au faîte de la volupté. Maintes fois…
 
*
 
Il se réveilla en sursaut. Comme une alerte dans sa tête. La lumière envahissait la chambre et le lit était vide à ses côtés. Il n’y avait que quelques taches de sang sur le drap à l’emplacement de Lucie. Il bondit et s’habilla en vitesse avant de dévaler le grand escalier. Au rez-de-chaussée, l’oncle portait à ses lèvres un bol de café fumant. On eût dit qu’il n’avait pas bougé depuis la veille.
 
– Lucie ! Où est Lucie ?
 
– Oui, la tempête est finie. Tu veux un café ?
 
– Lucie ! hurla Coriolan.
 
– Ta petite fiancée non plus n’a pas voulu déjeuner. Elle a filé très vite.
 
Il désignait la porte. Coriolan sortit précipitamment. Dehors, le sol était jonché de joints déchirés, de rondelles, de limailles. Il courut sur les rochers jusqu’au quai rustique où la barque était revenue s’amarrer. L’eau clapotait contre la coque en émettant des sons métalliques et des grincements car tout n’était pas encore tout à fait en place. Il manquait bien cinquante centimètres avant le bon niveau. Il manquait surtout Lucie ! D’un simple coup d’œil, on pouvait faire le tour de l’îlot et elle n’était nulle part. Il l’imagina au petit matin plonger dans une mer encore démontée, rattrapée par les affres du totalitarisme parental et inconsciente du danger. Il sentit son corps se vider de sa substance. Il vacilla, léger tégument prêt d’être emporté par le vent, mais se ressaisit rapidement, sauta dans la barque et se mit à ramer comme un forcené.
 
Il y avait un attroupement sur le port. Coriolan mauvaisaugura. Il fonça vers le quai et la barque, malgré ses efforts contraires, ne put éviter la collision. Elle s’érafla le capion contre l’embarcadère abrupt tandis que le chauffard abandonnait le navire. Il se précipita vers le groupe humain qui s’éparpilla comme une nuée de moineaux à son approche. Il en rattrapa un au vol, le dernier et le plus lourd : Philippin, visiblement dans l’embarras.
 
– Qu’est-ce qui se passe ici ? le houspilla Coriolan. Pourquoi m’évite-t-on ?
 
Philippin fixait bêtement le bout de ses godasses crasseuses.
 
– Réponds ! Que se passe-t-il ?... Est-ce que quelqu’un a vu Lucie ?
 
Les oreilles de Philippin prirent une vilaine teinte violacée. Il baissait toujours les yeux. Coriolan le secoua furieusement.
 
– Parle, bourrique ! Parle donc !
 
L’autre se ranima soudain, tenta de fuir, mais une poigne ferme l’immobilisait irrémédiablement. Il expulsa sa confession d’un jet en se protégeant la tête de ses bras en prévision de représailles musclées.
 
– On l’a retrouvée ce matin elle s’est noyée dans le port son père est venu la récupérer il a pleuré ils ont tous pleuré elle était pas abîmée elle a pas eu le temps ils ont dit qu’elle aurait pas dû qu’elle aurait dû rester au phare lui il a dit qu’elle avait raison que son honneur était en jeu…
 
L’étreinte de Coriolan s’était progressivement relâchée. Philippin sentit poindre l’opportunité de s’esquiver. Il se tortilla en feignant de pleurnicher et, sa tartuferie n’éveillant aucune véhémence, il se débina lâchement. Ayant parcouru une distance conséquente, il se retourna vers un Coriolan frappé de paralysie, et lui cria :
 
– C’est ta faute tout ça il te tuera son père elle a lavé son honneur dans la mer mais lui il lavera le sien dans ton sang il l’a dit et il a raison tout le monde a dit qu’il avait raison et que t’étais un bon à rien et un saligaud et que Lucie elle méritait pas ça et…
 
Il s’avisa n’être pas si éloigné que ça de la fureur d’un Coriolan et, de plus, pas très bon coureur. Il se tut. Pris d’une panique soudaine, il déguerpit.
 
Coriolan n’avait pas bougé. C’est lui, désormais, qui baissait les yeux. Mais il ne voyait pas davantage ses chaussures que les pavés bruns du quai. Il ne voyait que Lucie, si vivante en ses bras, si douce, si rieuse. Lucie, pauvre victime. De la mer. D’elle-même. Et plus encore d’une éducation rigide. Il demeura longtemps prostré. Le soleil marquait son ombre tournante sur le sol. Il aurait aimé fondre, se disloquer, disparaître, éparpiller ses atomes dans le cristal de l’air, mais la mort, vicieuse, n’aime bien œuvrer que dans la douleur.
 
Il finit par avancer un pied hésitant. Puis un autre. Et comme il n’en avait que deux, le premier pris la relève du second, et cætera. Il paraît que c’est là la meilleure façon de marcher. Dans son cas, ça n’était que la seule façon de ne pas s’écrouler. Il traversa dans une démarche saccadée le quai désert, s’engouffra par simple automatisme dans la rue du port. S’il avait eu conscience de son environnement, il aurait entendu des chuchotements sur son passage et jusqu’à des injures proférées à voix basse. Un flot d’immondices atterrit même entre ses jambes sans qu’il ne le vit. De la rue du port, il obliqua dans la rue longue puis la rue gratte-cul. Il parvint devant la vieille porte hospitalière, en franchit le seuil, traversa le sombre couloir pour ouvrir une seconde porte et se trouver dans la cuisine où sa mère, ratatinée sur un tabouret, leva des yeux morts vers lui.
 
– Mon fils ! Qu’as-tu fait, mon fils ?
 
– Maman… souffla-t-il.
 
– Tu dois partir, mon fils… Tu ne peux plus rester ici, ils te feront du mal…
 
– Maman…
 
– Je sais que tu n’as pas voulu ça, mais il est trop tard, tu dois boire la lie jusqu’au bout, ils ne te pardonneront pas… il y aura la famille, les amis de la famille, les jaloux, les méchants… N’attends pas, pars et ne reviens pas, ne reviens jamais, tu es banni mon fils, que ce soit justice ou non tu n’y peux rien changer… pars… loin, très loin, qu’on ne te retrouve pas…
 
– Mais, et toi, maman ?…
 
– Ne t’occupe pas de moi, je saurais bien traîner ma carcasse jusqu’à l’heure du grand saut… Allez, n’attends pas, prends tes affaires et disparais…
 
Il voulut se rapprocher, serrer une dernière fois dans ses bras cette petite bonne femme qui l’avait tant aimé, choyé, protégé.
 
– Non, l’éconduit-elle. Pas d’effusions, pas de larmes… Va !
 
Coriolan dut se raviser, Il retint un sanglot, fit un demi-tour et traversa le couloir en sens inverse. Sans prendre la peine de rassembler ses maigres possessions, il fuit plus qu’il ne quitta la maison familiale.
 
Dehors, ses pas d’automate le portèrent par d’innombrables venelles jusque devant la menuiserie où il travaillait habituellement à la construction de barques traditionnelles. Il était inconsciemment revenu vers le port et cette autre moitié de sa vie qu’était le boulot. Lorsqu’il se trouva face à l’atelier multi centenaire, un regain de lucidité stoppa net son élan. Dans la rue, on entendait siffler la scie circulaire comme cent serpents en colère. Elle mordait furieusement le bois de chêne vert qui résistait de toutes ses fibres serrées mais ne pouvait que se soumettre à la volonté de l’acier trempé dans l’alcool de morue local lui conférant une dureté hors du commun, et hors de propos. Il fallait bien en passer par là pour donner une forme au bois qui n’y trouvait à redire que sur le moment. Une fois devenu étambot, étrave ou varangue, le chêne s’ennoblissait et portait fièrement au large la renommée de son architecte.
 
C’était le jour de repos de Coriolan. On ne l’attendait pas. Il entra néanmoins car sa volonté, anéantie, ne lui dictait pas une autre alternative. La scie se tut. Lentement, car la lame continue de tourner longtemps après que l’on ait coupé le contact. Le sifflement s’affaiblit donc progressivement jusqu’à céder la place non pas au silence mais à un bruissement que les tympans génèrent en écho d’un son trop puissant. Le patron sortit de l’ombre de la grande scie. Derrière lui, le petit apprenti tendait le cou pour apercevoir Coriolan. Il ouvrait des quinquets horrifiés.
 
– Qu’est-ce que tu fais ici ? grogna le menuisier.
 
Coriolan resta muet. Son regard se perdait dans la contemplation de l’atelier, vague et lointain. Le maître de céans le crut devenu fou. Il avança discrètement la main vers une gouge de belle taille pour parer à toute éventualité. Il répéta plus fort :
 
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
 
– Je… ne put qu’émettre Coriolan.
 
– Tu ne dois plus venir ! Je donnerai à ta pauvre mère le solde de ta paye. Dorénavant, je ne veux rien avoir à faire avec toi…
 
– Je… suis venu récupérer mes outils, improvisa Coriolan.
 
– Prends, et déguerpis !
 
Coriolan s’avança. Son établi se trouvait au fond, à l’opposé de la scie. Il contourna le bateau en cours de construction qui, posé sur des cales, occupait le centre du grand atelier. Une barque de six mètres. On pouvait aller jusqu’à dix, cela suffisait à la demande locale. Au passage, il glissa la main sur le plat-bord et apprécia le poli récent du bois. Nerveusement, il rassembla les fers à calfat qu’il déposa au fond d’une besace en cuir souple. Le maillet suivit le même chemin, puis quelques gouges et ciseaux… Il ne prit pas la peine de chercher ce qu’il manquait. Le patron s’était tu durant toute la manœuvre mais il n’avait pas quitté Coriolan des yeux. Le petit apprenti non plus qui s’étonnait de ne pas s’être encore pris un coup de pied au cul pour reprendre le travail. Lorsque Coriolan revint sur ses pas, le charpentier n’y tint plus, il gueula :
 
– Moi, à sa place, je t’aurais déjà tué !
 
Coriolan s’immobilisa. Il devina que l’homme parlait du père de Lucie.
 
– Pars loin… loin et vite… C’est dommage, tu étais un bon ouvrier… Oh ! Je te regretterai pas ! On regrette pas les salauds. Mais tu étais doué pour les jambes…
 
Coriolan tourna la tête vers la barque. Cinq paires de pieds articulés sortaient des bordés, les jambes étant rétractées à l’intérieur de la coque. Il se remémora la vieille comptine. En fait, le plus difficile n’était pas les jambes, mais les pieds. Malgré les gabarits. On doit adapter la pointure non seulement à la taille du bateau mais aussi à sa personnalité. Et ça, ça ne s’apprend pas. C’est un sens qui se développe avec l’expérience et le temps.
 
– Je ne suis pas un salaud, dit-il enfin.
 
– Elle est morte à cause de toi !
 
– C’est vrai, mais je ne pouvais pas prévoir…
 
Il songeait à la peur inspirée à Lucie par son père. L’autre crut qu’il parlait de la tempête.
 
– À d’autres ! Elle avait largement le temps de rentrer. Tu t’es arrangé pour la coincer là bas, l’abuser et salir son honneur… Elle est morte parce qu’elle ne voulait pas vivre dans la honte.
 
– Mais je l’aimais, on aurait pu…
 
– Si tu l’aimais, il fallait faire les choses en règle, pas dans la sournoiserie. Va lui expliquer, maintenant, que tu l’aimais, et va l’expliquer à son père… Allez, je t’ai assez vu. Dégage !
 
Coriolan n’avait pas la force d’argumenter. Il sentait le poids d’une injustice énorme peser sur ses épaules. Il était injuste que Lucie soit morte. Comme il était injuste qu’on le lui reproche. On occultait sa douleur et la douleur de ses proches pour ne plus évoquer qu’une salissure lavable seulement dans le sang. Mais ils n’avaient rien fait d’autre que s’aimer. Quelle était cette loi étrange qui souillait et punissait de mort la passion amoureuse ?
 
Il sortit. La tête lui tournait. Il n’avait ressenti jusqu’alors que détresse et désespoir, il sentit naître dans sa poitrine une colère sourde. Dans son dos, le petit apprenti poussa un cri plaintif et la scie redémarra dans un grincement métallique. Pour la première fois de sa vie, il souhaita du mal à quelqu’un.
 
La ruelle descendait et il se laissa porter par la pente douce. Il accéléra devant la façade colorée du Serpent de Mer. La porte mal fermée du bistrot laissait échapper des voix fortes et des rires. Le monde continuait donc de tourner, les poivrots de picoler, les apprentis de trinquer, les charpentiers de tronquer et les mères de pleurer… Il en éprouva un fort ressentiment. Le soleil aurait dû s’éteindre, le terre se dessécher, les hommes disparaître… Plus jamais Lucie et lui n’iraient courir, pieds nus, sur le sable blond de la plage. Plus jamais il ne la soulèverait dans ses bras pour la faire tournoyer au-dessus des premières vagues. Alors, à quoi bon la persistance de ces éléments ? L’univers ne se devait-il pas d’être en deuil ?
 
Il marchait la tête basse, ignorant des passants qu’il croisait et qui se retournaient derrière lui. Il marchait au hasard. Du moins le  croyait-il car son âme était irrésistiblement attirée vers celle, éteinte, de sa bien-aimée. Aussi, ce fut sans feinte surprise que Coriolan reconnut la dalle fendue au seuil de la maison de Lucie. Il se mit à trembler, mais la porte était ouverte et il entra.
 
 Le couloir était sombre. Les pièces ouvertes de part et d’autre n’apportaient aucune clarté car les volets, en signe de deuil, étaient restés clos ce matin là. Le rez-de-chaussée semblait désert. On entendait du bruit seulement à l’étage, où Coriolan savait trouver la chambre de Lucie. L’escalier y accédant s’étrécissait dans l’ombre au fond du corridor par crainte d’être découvert. Mais Coriolan, perspicace, l’avait déjà repéré et les marches de bois ne purent que gémir d’indignation sous le poids de l’indésirable visiteur. Soumises à la loi d’élévation, elles l’emmenèrent bien malgré elles au premier étage. Des plaintes s’échappaient d’une porte entrouverte, fuyant ce lieu de désolation. Il poursuivit son chemin. Il savait maintenant avec certitude qu’il devait la revoir. Une dernière fois. Lucie. La revoir et partir. La revoir et mourir. La revoir, simplement. Qu’importe après. Il glissa la main dans sa besace, par défiance, serra le manche d’un outil, il n’identifia pas lequel… poussa la porte. Il songeait qu’il n’aurait pas beaucoup de temps. Aussi ne le perdit-il pas à détailler la scène. Dès son entrée pourtant, dix regards se tournèrent vers lui. Un silence consterné s’ensuivit, bref. Dans le même temps, la mère de Lucie s’évanouit. On l’a soutint pendant qu’un chœur grondant de réprobation naissait spontanément de gorges ulcérées. Coriolan ne vit et n’entendit rien de tout cela. Il n’avait d’yeux que pour Lucie, toute de blanc vêtue, étendue sur le lit central. Elle était plus belle que jamais et, n’eut été sa pâleur, la sérénité de son visage aurait pu laisser croire qu’elle dormait paisiblement. Un instant il s’imagina en prince charmant, elle en princesse, il aurait suffit d’un baiser… Le visage empli de désespoir et de haine du père de Lucie s’interposa. Il lui cria quelque chose que Coriolan, perdu dans ses pensées, ne comprit pas. Il sentit une douleur sous le sein gauche. L’autre l’agressait. Alors, Coriolan, ne vit plus en face de lui que la trogne mauvaise du véritable coupable de la mort de la jeune fille, celui qui sous prétexte d’amour paternel usait d’autoritarisme, celui qui inculquait à coups de trique les valeurs d’honorabilité d’une société de faux-culs, celui qui approuvait un geste aussi définitif que la mort pour n’avoir pas à rougir devant les copains au bistrot de l’histoire d’amour de sa fille… Une seconde bourrade le fit chanceler. La main de Coriolan sortit de la besace. Elle tenait fermement un ciseau à bois si finement aiguisé que les copeaux produits en étaient transparents. L’outil pénétra dans la chair comme dans du saindoux. Aucune résistance. L’homme fit un drôle de rictus. Mais Coriolan n’était déjà plus là. L’escalier, le couloir, la rue, il courait vers le port, la barque, la mer… Il tenait dans sa main le ciseau sanguinolent, il emportait l’image à jamais gravé dans sa mémoire de Lucie dormant paisiblement.
 
Il avait tout combiné, mais il ne savait pas que la vie si belle pouvait se révéler une telle vacherie lorsque les hommes s’en mêlaient.


 
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