— Nous voilà rendus ! Nous sommes à deux kilomètres du village, c’est pas loin et on a la tranquillité.
Quelques mètres encore, je stoppe, coupe le moteur. Silence ! J’en prends plein les yeux tandis qu’Azor se gonfle de fierté. Et je le comprends. Alors, la porte de la maison s’ouvre. Une jeune femme en sort, ravissante. Sa jupe courte ondoie sur de longues jambes bronzées. Azor s’extirpe de la voiture, s’empresse auprès de Jéromine. Je l’imite.
— C’est Hubert, l’avise t-il. Tu le reconnais ?
— Evidemment, affirme t-elle en m’embrassant. Tu as fait bon voyage, cousin ?
Je gargouille.
— C’est vrai… tu ne peux plus parler… mais ça n’a pas grande importance, avec Azor il est difficile de placer un mot…
Le susdit lui claque gentiment les fesses.
— Fait nous entrer plutôt que de raconter des bêtises.
Elle rit, d’un rire clair, presque enfantin. Et nous pénétrons dans la chaude ambiance d’une belle et grande cuisine que les murs blancs alliés à la blondeur du bois de châtaignier omniprésent avivent d’une clarté presque irréelle. Le couvert est dressé sur une longue table de ferme, dans l’attente impatiente du maître de céans. Azor tire une chaise.
— Tu es ici chez toi, dit-il en m’invitant à m’asseoir. La voiture est morte, rajoute t-il à l’adresse de Jéromine.
— Oh ! fait celle-ci en posant une assiette supplémentaire.
— Ça n’est pas une surprise, il fallait s’y attendre un jour ou l’autre.
— Tu as prévenu Trinquetaille pour la cérémonie ?
— Demain. Aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps.
— Ça tombe vraiment mal, on n’a pas de quoi en racheter une.
Le moment me semble au contraire tout à fait opportun puisque me voilà, moi, en possession d’un véhicule en parfait état. Ce que j’exprime d’un grognement assorti de l’offrande de mes clefs de contact.
— Non, refuse poliment Azor, je te remercie mais je prendrai le tracteur. Il tourne comme une horloge, même si une horloge c’est pas rapide question déplacements.
J’insiste. Si je suis ici chez moi, ma voiture est aussi la leur !
— Non, non…
Je fais mine de me lever et de partir.
— Vingt dieux, mais c’est qu’il s’en irait, ce couillon ! Assieds-toi… et donne-moi ces clefs. Tu es un vrai Japouille, toi !
En riant de notre comédie, elle est d’un naturel affable, Jéromine remplit des assiettées d’un brouet dont le fumet éveille en moi une douce nostalgie.
— Mange. Tu dois avoir faim après un si long voyage.
C’est une soupe à la cistude. Mon régal ! Je n’en ai pas dégusté depuis quinze ans. On ne consomme pas les chéloniens à Pantruche, et ce n’est pas dommage car ils sont pollués comme les cours d’eaux qui ont l’imprudence de traverser la ville...
— Demain, je te ferai visiter le domaine, augure Azor avant de gober sa première cuillerée.
Ensuite, cédant à mon émotion et à ma gourmandise, je savoure le met divin. L’on n’entendra plus, le temps de vider nos assiettes, que de gloutonnes aspirations, de grands « slurp » entrecoupés du craquement des croûtons de pain dur entre nos mâchoires laborieuses. Alors seulement, une fois rassasié, Azor reprendra la parole en remplissant mon verre d’un vin noir et chantant.
— Déguste-moi ça… le sang de la terre, de « ma » terre… la sublime cuvée de Palot…
Je goûte… et soudain, je mords dans le raisin… je mords dans la grappe. Je me sens envahi d’une sensualité printanière, emporté dans une harmonieuse élévation de mon âme. J’apprécie d’un clappement de langue.
— Il faudra t’y faire, ironise Jéromine, la production de ton cousin est toujours la meilleure...
— C’est le vin du Christ, un vin qui dessoûle ! Mais que ça ne t’empêche pas, Hubert, de penser différemment… du moment que tu ne peux pas le dire.
Nous rions de bon cœur. Jusqu’à ce qu’une terrible quinte de toux enraye mon enthousiasme. Azor grimace une moue attristée, il n’aime pas me voir malade. Jéromine choisit de détourner notre attention sur la corbeille de fruits qu’elle dépose à table.
— Le soir, déclare t-elle, repas léger… on dort mieux ! Ça te suffira ?
Je mime un énergique oui.
— Ne te gêne pas, ajoute Azor. Quand je pense que tu voulais coucher à l’hôtel. Par la peau des fesses, je t’en aurais délogé. Un Japouille louant une chambre dans son propre village, quelle honte ! Ne t’avises pas de me faire un coup pareil… ou bien achète l’hôtel !
Il rit, puis s’étire dans un rugissement.
— Je suis crevé ! Je vais me coucher, nous aurons le temps de discuter demain. Tu coucheras en bas, avec Jéromine. Moi, j’irai dormir en haut… dans la chambre d’enfant.
Je réagis d’un sursaut à ces paroles, retiens par un bras mon cousin qui se levait.
— Eh, quoi ! Tant que j’ai pas de gosse, je peux utiliser sa chambre, non ?
Je montre du doigt l’étage supérieur et me désigne moi-même comme son logique occupant.
— Tu veux pas partager le lit de Jéromine ? Ah… je passe sur l’hôtel, je passe aussi sur la paillasse…
J’ouvre de grands yeux.
— Dans ta lettre, tu me demandes bien une paillasse ? Comme si j’allais te faire dormir sur une paillasse ! Je passe sur ces inepties, mais tu ne me feras pas l’affront de refuser Jéromine ! Ici, la tradition veut que l’hôte reçoive les honneurs de la maison et de la couche. Et ici, on respecte la tradition. Si tu veux vivre parmi nous, je te l’ai déjà dit, tu dois te conformer à nos coutumes.
Il me tape sur l’épaule.
— J’accepte ta voiture, accepte ma femme !
Honteux, l’air un peu niais, j’hésite à adopter l’attitude reconnaissante que l’on attend de moi. Je me tourne vers Jéromine en quête d’une réaction : elle me sourit gentiment.
— Elle te plait pas, Jéromine ?
Oh oui, pensé-je. Et je le fais savoir d’un franc hochement de la tête.
— Et alors, tu veux nous vexer ?
Non, fais-je.
— Bon ! Dans ce cas n’en parlons plus, je vais pioncer.
Il sort par la porte du fond et j’entends son pas lourd s’amenuiser graduellement dans l’escalier.
Resté seul avec Jéromine, un trouble profond me paralyse. Compréhensive et secourable, elle vient me prendre par la main et m’entraîne vers l’autre porte.