UN GRAND HOMME
Noël était un être grave et sérieux, pondéré en tout, réfléchi, inaltérable : la sagesse faite homme. Au point que l’esprit le plus fécond rechigna à imaginer le mioche ayant nécessairement précédé cet adulte glorieux. Qu’il ait pu brailler, déchirer ses shorts, sauter moutons, cordes ou ruisseaux, amasser les billes et les horions, pisser sur les coccinelles ou casser la vaisselle relevait de la plus énorme incongruité sinon du blasphème. Noël était né adulte assurément ; ainsi pensait le commun.
En vérité, la vie ne souffre aucune exception. Il fut, comme en témoignent encore aujourd’hui d’anciennes photographies, un bébé rose et blond, tout doux tout rond, baveux et cascadeur… même si là suffit la ressemblance. Car au berceau déjà, il s’appliqua à ne sucer le sein généreux de sa maman qu’avec le plus grand sérieux. Il bouda les risettes, si bien que la malheureuse n’en connut jamais tous les émerveillements, non plus que les joies d’un « areu », Noël ayant sur ce dernier point décidé de ne produire un son qu’il ne parla couramment.
À quatre ans, il en imposait à ses aînés bacheliers. L’école, que l’on aurait pu croire capable de le dérider, en fut pour ses frais. S’il y fut très actif, à aucun moment on ne l’entendit rire, ni en aucun cas ne le vit-on sourire.
C’est alors que l’idée lui vint de devenir un « Grand Homme », quelque chose comme un esprit supérieur au savoir démesuré, aux capacités immenses, le phare étincelant d’une humanité quelque peu bêtifiante. Il rêva d’être aimé, adoré, adulé, admiré, jalousé… le fut-il jamais ? Car sa vie, d’études en travaux, de thèses en conférences, de pensées profondes en discours ennuyeux, se déroula tristement comme un long fleuve morne… sans jamais un rire, pas la moindre plaisanterie, le plus petit trait d’humour ou l’infime velléité d’une fraction de délire…
Il vécut longtemps et la Nation, de ses services innombrables, usa son capital de reconnaissance et son stock de médailles.
Il était si grand lorsqu’il mourut enfin qu’on dut le couper en deux pour le mettre en bière !
Et on s’empressa de l’oublier car, dans la vie, on préfère les rigolos.