7 tatane 136 E.P.
L’après-midi
 
 
La façade expose quatre rangées inégales, en encorbellements, de colonnes superposées. Le toit s’étage en autant de pentes élégantes. L’église de Palot est, paraît-il, un joyau de l’art roman. En ce qui me concerne, je demeure assez peu sensible à cette architecture sobre, me privant ainsi et malgré moi, d’un plaisir esthétique certain.
 
Son parvis est de terre battue, aussi souvent que nécessaire, afin que ne lui vienne l’idée de materner quelque herbe folle. On lui accorde cependant de porter six vénérables platanes alignés sagement sur deux rangs, qui offrent aux boulistes et aux oisifs une ombre bienfaisante. Car le parvis de l’église est aussi la place du village, le terrain de jeux et la terrasse du Café des Compères.
 
Pour l’heure, nous occupons Azor et moi, l’entrée en grande voûte de l’église. Une porte imposante en obture l'accès. Elle est cloutée, ferraillée, massive et rébarbative à souhait, forçant à l’humilité les âmes avides d’assistance divine.
 
Chez Azor, point d’humilité. Il harponne de sa grosse paluche la gueule monstrueuse du dragon forgé dans les temps anciens en manière de poignée. Loin de céder spontanément, la bête expulse un rauque feulement de colère et se retourne, les crocs dénudés, sur l’intrus. Lui, au fait des usages mystiques, a prévu la rebuffade et déjà ôté sa main puis sitôt balancé haut son pied droit chaussé d’un gros godillot pointure 45 qui atteint l’affreuse trombine avec une violence telle qu’elle plie sous le choc. Par répercussion et transmission mécanique, la clenche malmenée active le pêne. Il postillonne une giclée de limailles graisseuses, n’en ouvre pas moins la porte. Nous entrons.
 
Une bouffée d’air glacial nous saute au visage. Vaine intimidation, la place est prise. Quoique… aveuglés par la pénombre intérieure et transis d’un froid séculaire, il nous faille marquer le pas. Dans notre dos, un claquement sinistre proclame la fermeture de la porte. La maison de Dieu nous accueille.
 
Il n’y a donc pas de lumière, ici ! grogne Azor. Pas un cierge !
 
Chhhht ! chuinte t-on dans les ténèbres.
 
Azor lâche un juron.
 
Chut ! oukase t-on.
 
Comme nos yeux s'accoutument à l’obscurité, nous devinons deux formes se disputant, dans le silence le plus complet, la paternité de l’injonction. Nous approchons. Un clapotis léger émane des silhouettes. La première demeure immobile, il s’agit d’un vaste bénitier supporté par un Saint de pierre ployé sous le fardeau. La seconde est vivante, humaine. Une face blafarde transparaît, elle surmonte un corps replet juché sur un tabouret, et surplombant de la sorte le bénitier. L’homme agite un bâton qu’il tient entre ses mains, et l’on entend simultanément un fort remous issu de la vasque.
 
Encore manqué ! peste t-il.
 
Le bâton m’apparaît alors pour ce qu’il est réellement : une canne à pêche.
 
Ça mord ? demande Azor.
 
Avant votre arrivée, oui ! gronde le pêcheur. Les grenouilles de bénitiers sont d’une couardise extrême, en vérité. Le moindre bruit, une infime lueur, les effraient. Je n’en prendrai plus une seule aujourd’hui avec ce tintouin !
 
Il dégringouline de son piédestal, s’agite dans l’ombre, cherche, fouille, gratte. Une allumette s’enflamme et je reconnais, quoique ayant déjà identifié sa voix, le curé Trinquetaille dévoilé par l’incandescence brutale du souffre. Il boute le feu à la mèche d’un cierge, se brûle inévitablement les doigts, jure et porte cet éclairage de fortune sur nos visages grimaçants sous la lumière vive et brutale.
 
Ha, ha ! ricane t-il. Voilà réunis les cousins Japouille.  De quelles nouvelles péripéties vont-ils nous faire l’honneur ?
 
Aucune ! se défend Azor. Nous ne sommes plus des enfants.
 
Mon brave Azor, ne crois pas m’abuser avec ton air marri de vierge offensée. Quant à l’autre qui se cache derrière ton dos, il ne me dupe pas davantage. Vous êtes des adultes, dites-vous ?... Moi, je devine les deux mêmes galapiats qu’autrefois. Lorsque paraît un Japouille, il faut s’attendre au pire. Mais lorsque survient la paire, aie aie aie !…
 
Il porte les mains à sa tête, oubliant le cierge, et embrase de ce fait une mèche de sa chevelure clairsemée. Azor pouffe. J’en ferais volontiers autant si ma gorge n’en décidait autrement : je tousse donc.
 
Et voici la démonstration de vos talents ! s’écrie Trinquetaille en époussetant sa pauvre toison roussie. Oh, je sais ce que vous allez rétorquer, que ça n’est pas de votre faute… que vous n’y êtes pour rien… et taratata… c’est très justement ce que je vous reproche : vous êtes des trublions-nés. Votre seule présence suffit à créer l’incident, la catastrophe, le cataclysme !
 
Il ponctue la diatribe d’un grand rire sonore.
 
Heureusement, vous êtes de bons petits gars… sans ça je vous aurais excommuniés voilà longtemps.
 
Il rit encore.
 
À peine arrivés, vous avez mis le feu à un représentant de l’Eglise et interrompu son acte rituel.
 
Un rituel ? s’étonne Azor.
 
Mécréants, qui assimilez la grenouille de bénitier à la truite ou au gardon vulgaire ! Je te croyais, Hubert, un peu moins stupide que ton cousin mais je devine à vos trombines pareillement ahuries une ignorance commune des usages religieux. Sachez, vauriens, que la grenouille de bénitier se capture avec les égards dus à son rang…
 
Azor bâille négligemment.
 
Le sacré, ça ne t’émeut pas beaucoup, hein, Azor ?
 
Oh, moi tu sais, les grenouilles… à part en poêlée…
 
Trinquetaille s’étrangle. J’en fais autant en ricanant derrière le dos de mon cousin.
 
Blasphémateur ! gronde le curé. Tu ne changeras donc jamais ! Et encore dois-je m’estimer heureux que l’autre ne pipe plus mot… merci Seigneur. Savez-vous, ignares, ce que l’on obtient de ces petites bêtes ?
 
Et, nos faces affichant une parfaite ingénuité, il se récrie :
 
De l’encens, mes pauvres enfants… et quel encens ! Nul autre n’égale les propriétés odoriférantes de celui-ci, recette exclusive de nos grenouilles cléricales. Ainsi, l’âme pieuse inhalant les saintes exhalaisons amphibiennes voit décupler sa vitesse d’élévation spirituelle. Touchée par la grâce, elle prend l’ascenseur divin qui la propulse dans des sphères célestes que vous ne pouvez pas soupçonner, pauvres païens. Voilà pourquoi chaque paroisse entretient jalousement son quota de grenouilles, et il en est de ces batraciens comme des vins : certains sont simplement bons tandis que d’autres prétendent à une qualité supérieure. Aussi assiste t-on parfois à de honteux marchandages dont certains prêtres peu scrupuleux tirent profit. Pis que cela…
 
Il baisse le ton :
 
On obtient de ces grenouilles, selon un cérémonial particulier, une drogue puissante aux effets pervers. Et l’on ne s’étonnera pas de voir piller nos bénitiers dans le but de produire cette substance, objet d’un ignoble trafic.
 
Je songe au curé de Mongibet-la-Cascade, volé, spolié, ruiné. La vie ecclésiale n’est décidément pas une sinécure.
 
Et vous avez fait bonne pêche ? questionne Azor.
 
Trois, depuis ce matin !
 
Il agite un petit panier en osier où sont supposés séjourner les saints batraciens.
 
C’est peu, toutefois ces petites bêtes sont d’une méfiance… je dois être totalement invisible… je suis contraint de me recouvrir de la tête aux pieds…
 
Il ôte sa capuche et sa longue robe de bure noire. Dessous, il en porte une autre, plus claire.
 
Ah ! Ça va mieux. Il fait une chaleur là-dessous. Quel bon vent vous amène, les enfants ?


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