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LA QUESTION
 
 

On avait entraîné Zosime dans une pièce du sous-sol, sombre et insalubre, qu’il ne connaissait pas. On l’avait couché nu sur la planche rude dans une position peu confortable, bras et jambes étirés, liés par des cordes rejoignant quatre poulies actionnables par des manettes de bois. Au début, il s’était soumis sans comprendre. Maintenant, il ne comprenait toujours pas, mais la peur le tourmentait. On avait également préparé des braises dans un barbecue et la fumée l’indisposait. Il ne voyait pas grand-chose d’autre que le plafond moisi où son imagination révélait des spectres de salissures et il devinait seulement les formes humaines qui s’agitaient autour de lui en silence. Il avait appris la tempérance. Il attendit donc sans une plainte.
Un homme vint, l’un de ceux du Conseil et pas des moindres : le Chevêche. Il se pencha vers lui et parla d’une voix douce.
– Alors, mon ami, comment allez-vous ?
– Je ne comprends pas, éluda Zosime. Il n’a jamais était question…
– Ah ! coupa l’autre. La question, justement, nous y voilà !
– Quelle question ?
– LA question !
– Mais je n’ai pas cessé de répondre à vos questions.
– Cependant, il reste celle dont la réponse ne nous a pas convaincus, et qui nous amène à LA question.
– Je ne comprends pas…
– Vous affirmez n’avoir commis aucune vilenie, aucun acte contraire à la morale en… vingt-huit ans ! si je ne me trompe pas sur votre âge… Cela paraît bien étonnant, cher Zosime…
– Mais…
– Vous pensez vraiment nous faire avaler ça ?
– Mais c’est la vérité…
 – Allons, allons, soyez honnête… avec nous autant qu’avec vous-même… Qui peut prétendre à la blancheur immaculée de la colombe ?
– Je vous assure…
– Prenez votre temps, mon ami, prenez votre temps. Rien ne presse. Et réfléchissez, cherchez bien… ne vous obstinez pas à la dissimulation dans le simple désir de complaire… ce qui aurait d’ailleurs pour effet de démontrer que vous n’êtes pas aussi pur que vous le prétendez…
– Je vous promets…
– Sans doute aussi n’avez-vous pas le sentiment réel de mentir. Parfois, l’inconscient nous joue de ces tours… Il occulte les événements honteux que nous n’aimons pas évoquer… Le Conseil ne demande qu’à vous croire, Zosime, mais il nous faut des certitudes. Comprenez-vous ?
– Ma foi, oui… toutefois, sans vouloir vous offenser, je me demandais…
Zosime hésita. Il ne voulait pas blesser le dignitaire.
– Parlez, soyez sans crainte… l’encouragea ce dernier.
– Était-il besoin de me mettre dans cette position humiliante ? Et puis j’ai froid, j’ai mal au dos…
– Ah ! Mon pauvre ami. C’est que cela ne fait que commencer… Si vous persistez dans vos déclarations, ou plutôt votre absence de déclarations, la situation ne s’améliorera pas… au contraire… Vous n’avez pas idée de ce que la nature humaine a pu imaginer pour délier les langues… On commence gentiment par le fouet, puis on continue avec l’élongation, l’estrapade, la chaise à clous, les garrots, l’immersion, les fers brûlants, les rouleaux à épines, les tourniquets, les brodequins, le plomb fondu, l’eau bouillante…
Zosime était muet d’hébétude. Il ne s’attendait guère à cette épreuve et ouvrait de grands yeux épouvantés. L’homme lui sourit affectueusement.
– Nous ne sommes pas des monstres. Je le répète, nous avons le temps. Je vais vous laisser réfléchir un moment… Procédez à une introspection honnête, ne péchez pas par orgueil. Il n’y a rien d’inavouable, nous pouvons tout entendre… Et n’oubliez pas que personne ici ne vous jugera… À très bientôt, Zosime.
Le Chevêche se redressa. Sa hauteur subite impressionna encore davantage le pauvre Zosime qui ne put émettre qu’un faible borborygme alors que tout son être aspirait à crier, clamer, hurler sa bonne foi. L’homme quitta son champ de vision, se fondit avec les ombres mouvantes des autres qui œuvraient dans son dos. Il perçut quelques chuchotements, puis le grincement de la porte, et le silence revint seulement troublé par les cliquetis d’outils que l’on manipule. Zosime se mit à trembler, mais ça n’était pas le froid.
 
*
 
En entrant, la fumée surprenait vivement. Elle était accompagnée d’une forte odeur de viande et de poils grillés, suffocante. Mais ce qui incommodait véritablement l’arrivant étaient les cris stridents de Zosime. Un seul de ses cris vous perforait le tympan et vous laissait à moitié sourd pendant longtemps. Aussi les praticiens s’étaient-ils tous appareillés en bouchons de cire enfoncés dans les oreilles.
Maintenant Zosime haletait. Au début, il avait subi le fouet avec bravoure. Mais lorsqu’on avait enflammé des morceaux de soufre placés sous les bras et sur son ventre, il avait poussé des hurlements terribles. Pareil lorsqu’on lui avait brûlé les cheveux. À présent, son crâne sanguinolent était couvert de cloques qui lui donnaient une allure d’extraterrestre ou, plus simplement, de lépreux. Il n’avait rien avoué pour autant. Alors, on avait un peu joué à l’écarteler avec le chevalet, mais pas trop pour ne pas risquer l’irréversibilité du traumatisme. Puis, abandonnant le chevalet, les mains liées derrière le dos, on l’avait élevé jusqu’au plafond où il était resté pendu trois heures durant. N’obtenant toujours pas de raisonnable confession, on lui avait aspergé le dos d’alcool avant d’y mettre le feu. Ensuite de quoi on l’avait couché sur une planche hérissée de clous acérés. Enfin, on lui avait comprimé les pouces et les gros orteils dans des vis tandis qu’on le fouettait de nouveau.
Zosime haletait et grinçait des dents. Une mousse rose s’échappait d’entre ses lèvres tremblantes. Le Chevêche revint à la charge pour la nième fois. Il parlait de la même voix douce et bienveillante. Inaltérable.
– Alors, mon ami, n’avez-vous pas assez souffert comme ça ?
– Oui, oui… râlait Zosime.
– Ne vous obstinez pas, épargnez-nous et épargnez-vous d’autres tourments. Tout ceci est ridicule, il suffit d’avouer…
– Mais je n’ai rien fait, croyez-moi…
– Allons, allons… Je veux bien croire que, volontairement et de sang froid, vous n’ayez rien accompli d’irréparable… je ne suspecte pas un crime abominable, sordide, insoutenable… Pourtant !… sous l’effet de la colère, l’esprit troublé par un sentiment d’injustice… ou encore par dépit amoureux… on peut être amené à commettre des actes que l’on regrette plus tard…
– Non, je vous jure que non… s’essoufflait le supplicié.
– Ou bien alors un viol… un petit viol… sous l’emprise de l’alcool… entraîné par vos compagnons de beuverie…
– Non…
– Et les enfants, hein ? Que pensez-vous des enfants ?
– Je ne comprends pas.
– Vous aimez les enfants ?
– Oui… bien sûr…
– Ah !... Vous aimez les serrer dans vos bras ? Vous aimez leurs petits baisers mouillés ?
– Où voulez-vous en venir ?
– De petits attouchements, je n’en demande pas davantage, des caresses un peu poussées sur cette chair rose et tendre…
Zosime eut encore la force de s’insurger :
– Non, non et non !
– Vous ne me rendez pas la tâche aisée, Zosime… Allez, un bon mouvement, une escroquerie, un petit casse, un recel, une agression de vieille dame… que sais-je…
Zosime gargouilla un mot incompréhensible. L’homme soupira.
– Vous ne me laissez pas le choix, nous allons donc continuer. On n’a pas encore essayé l’eau… On va vous faire boire… Au début vous allez apprécier car vous avez soif, très soif… mais bientôt, vous en aurez assez, et on vous forcera à boire, à boire encore et encore… jusqu’à ce que votre ventre ressemble à une grosse baudruche enflée…
– Arrêtez ! Vous n’avez pas le droit…
– Nous avons tous les droits, mon pauvre ami… et vous nous remercierez, plus tard…
Une lueur s’alluma soudain dans les yeux de Zosime.
– Un vol ! Ça vous irait, un vol ?
– Bien entendu ! s’engoua l’homme. Je ne demande pas l’Amérique… À la condition cependant que votre déclaration soit sincère. Il ne s’agit pas d’imaginer une sinistre aventure pour se débarrasser de la question… Ce vol… pourquoi ne pas l’avoir évoqué plus tôt ?
– Je ne m’en souvenais pas, il me revient tout juste, ça s’est passé il y a si longtemps, c’est une erreur de jeunesse…
– Admettons... Je vous écoute. Qu’avez-vous volé ?
– Une orange !
– Une orange ? Une bête orange ?
– Oui, l’orange du marchand… Je n’ai pas fait mieux…
– Et vous allez me dire que vous couriez dans la montagne, avec des étoiles dans les yeux, et…
– Non, non. J’ai pris du plaisir à voler cette orange, je vous jure. Je n’aimais pas l’épicier, personne ne l’aimait dans le quartier, il était laid, il avait un sale caractère et il faisait peur aux enfants. Alors, pour me venger de ses coups de colère, je lui ai volé une orange. C’était le soir, il faisait déjà nuit. De l’intérieur de l’épicerie, il ne pouvait pas voir l’intégralité de son étal exposé sur le trottoir. Je me suis approché doucement des oranges, elles étaient les plus éloignées de la boutique, mais au moment où j’en tenais une, il est sorti sur le pas de la porte. Il m’a aperçu dans l’ombre et il s’est mis à crier : « au voleur ! ». J’ai couru, j’ai couru avec mon larcin dans la main. Heureusement, il était trop gras pour me poursuivre. Un peu plus tard, j’ai dégusté mon orange, mais elle n’avait pas le bon goût de la revanche car j’étais tenaillé par la crainte que l’épicier ne m’ait reconnu. J’ai longtemps évité le magasin. Pourtant, il n’avait dû voir qu’une ombre dans la nuit, sinon les représailles ne se seraient pas faites attendre.
– Une bien jolie histoire, mon ami… un peu faible cependant… Un vol d’orange !… c’est très convaincant mais léger… et je suppose que vous n’avez rien d’autre à nous proposer…
– Rien… gémit Zosime.
– Vous m’êtes sympathique, Zosime… je vais faire un effort… on peut toujours retenir la préméditation et qualifier votre chapardage de vol aggravé… je convaincrai le Conseil… l’acte n’est pas bénin… après tout : qui vole une orange vole une grange !…
– Alors, c’est fini ?
– Oui, c’est fini, oui…
Le Chevêche fit un signe et des mains s’occupèrent immédiatement de dénouer les liens.
 – Vous comprenez, Zosime, il faut bien en passer par là pour sonder les âmes… La perfection n’est plus de mise de nos jours, le calendrier est rempli de saints dont plus personne ne connaît les mérites. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, ce sont des gens de terrain, des hommes vrais avec leurs défauts, leurs fautes, leur passé bon et mauvais. La pureté est ringarde. Au rancart les saints ! Les fidèles attendent des prêtres qu’ils soient humains. Et vous êtes humain, mon frère, puisque vous avez péché…
– Mon frère ! s’extasia Zosime. Vous m’avez appelé mon frère.
– Mais oui, puisque désormais vous serez des nôtres…
– Alors, c’est vrai ? Je vais être prêtre ? Oh, merci ! Merci !
Zosime béait tandis qu’on le détachait. Son visage tuméfié rayonnait d’une joie intense. Il oubliait déjà ses souffrances, ses doutes, sa terreur. Dieu était bon et Dieu l’aimait.
 
*
 
La cérémonie d’ordination eut lieu un mois plus tard. Ce fut une belle messe. Le Chevêche excella dans la transmission de la bonne parole, brillamment accompagné du Bedon et du Chuiche aux maracas et des enfants de chœur à leurs divers instruments : le Cruciféraire à la croix, les Céroféraires aux cierges, le Thuriféraire à l’encensoir, le Naviculaire à la navette, les Acolytes aux burettes et les Clampins aux claquettes. Les fidèles en liesse applaudirent généreusement.
Zosime boitait encore un peu mais ses cheveux repoussaient drus en brosse et ses plaies avaient été soignées à l’eau miraculeuse de la Sainte Tombe d’Arles-sur-Tech. Il était aux anges. En effet, pour la circonstance on avait fait venir Gabriel, Michel et Uriel. Raphaël avait eu un empêchement.
Durant la cérémonie, Zosime quoique entièrement à sa félicité, ne manqua pas de remarquer parmi les ouailles du premier rang, une jeune fille particulièrement attirante. Ses longs cheveux blonds tombaient en vagues bouclées sur ses épaules graciles et sa peau laiteuse reflétaient la pureté certaine de son âme. Il crut un instant voir la Sainte Vierge… Elle lui sourit, devinant l’attention dont elle faisait l’objet. Elle devait avoir douze ans. Zosime sentit une chaleur douce envahir ses membres. Il était sur la bonne voie.





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