imprimer épisodes 9 à 11
 
─ On vous a volé votre slip aussi ? demande t-elle à brûle-pourpoint au prêtre. Ce qui ne lui fait aucun mal puisqu’il n’en porte pas, vu qu’il est nu.
 
─ Pourquoi cette question ?
 
─ Pour savoir si les curés portent un slip sous leur soutane.
 
─ Tu es bien curieuse pour ton âge.
 
─ Cé pas marrant, vous faites comme mon papa, vous répondez jamais aux questions.
 
─ C'est qu’elle ne me paraît pas très intéressante. Il y a des curés avec slip et des curés sans slip. On ne peut pas généraliser. C'est comme les écossais.
 
─ Et vous ?
 
─ Je ne te le dirai pas, ça fait parti du mystère de mon sacerdoce.
 
─ Ah !… Kicéki vous z’a volé ?
 
─ Des touristes ! En cette saison, des hordes sauvages de touristes envahissent la province. Ils raflent tout ce qui traîne en manière de souvenirs de vacances. Ils s'en sont pris à mon église… une petite église, coquette… quoique sans prétention. En moins d’une semaine, hélas ! il n'y avait plus rien, plus un caillou, plus une dorure, plus un morceau de plâtre, plus une esquille de bois… l'archevêché m'a déplacé…il restait une place à Mongibet-la-Cascade…
 
Curieusement, ce nom éveille en moi une lointaine réminiscence…
 
─ Cé loin Mongibet-la-Cascade ? demande Adrienne.
 
─ Non, pas tellement… deux heures… si on connaît la route… et je la connais bien.
 
Je me souviens !… Je tire de ma poche la lettre un peu chiffonnée du cousin Azor et montre au prêtre, comme naguère à Beauf, le cachet de la Poste.
 
─ Palot-sur-Trouillon, lit-il. Vous allez jusque là ?
 
Je fais oui de la tête.
 
─ Quel hasard ! Palot se trouve à côté de Mongibet-la-Cascade… dix kilomètres environ…
 
Je fais re-oui de la tête.
 
─ Je connais bien le curé de Palot… un excellent ami, Trinquetaille…
 
Je fais re-re-oui et mime la bedaine imposante de ce brave curé.
 
─ Je vois que vous le connaissez également…
 
Il reprend l'enveloppe.
 
─ Hubert Japouille… c'est vous ?… évidemment, Hubert, ça vous va comme un gant. Vous allez en vacances là bas ?
 
Ma mimique ne veut rien dire, et il comprend :
 
─ Oui et non… vous avez de la famille ?… évidemment… Japouille, c'est un nom du terroir. Vous espérez rester longtemps ?
 
 J’ai la tête qui me tourne un peu, à force… je ouine néanmoins à nouveau.
 
Adrienne intervient:
 
─ Cé fatigant de parler à un muet… il faut toujours deviner.
 
Je songe à son père qui ne s'est pas donné autant de peine. Il est de ces égoïstes m’as-tu-vu-je-sais-tout dont l’intérêt porté à autrui est éphémère et rarement gratuit. J’en viens à me demander la raison de ma présence dans une expédition où il n’avait nul besoin de moi. Simplement, son ego se complaisait-il d’une présence muette ? Elle le préservait assurément des oppositions verbales que ses bavardages ne devaient pas manquer de soulever d’ordinaire.
 
─ Vous n'êtes pas un vrai touriste, alors ! remarque le curé. J'aime mieux ça… je ne vous cache pas mon ressentiment envers cette engeance… comme celui-là… (il désigne la voiture de Beauf devant nous). Vous roulez très vite, non ?
 
Je montre à mon tour, dans un geste d’impuissance, la voiture qui nous précède.
 
─ Il suit papa, explique Adrienne. Il connaît chaque piège de Bison Ravi, mon papa… enfin, cé ce qu'il dit…
 
─ C'est lui qui vous guide ?…
 
Dans le même temps, les quatre pneus maltraités crissent d’une colère unanime.
 
─ Il roule de plus en vite. Moi, à votre place, je le laisserais filer. Du reste, je connais parfaitement la route. Faites moi confiance, je saurai vous guider sans encombre jusqu'à destination.
 
─ Je crois que vous avez raison, approuve la fillette… il ne faut pas trop se fier à papa…
 
Le dernier virage s’est négocié sur deux roues seulement, au grand dam du pilote automatique réveillé en sursaut. Suivant les sages conseils de mes passagers, je ralentis l'allure et me laisse rapidement distancer. Je saisis désormais la subite libéralité de Beauf permettant à Adrienne de voyager avec nous. Il n'a pas l'intention de la reprendre. Le salaud l’abandonne… « me » l’abandonne !… Comment vais-je affranchir la petite de la sournoiserie de son paternel ? Surtout sans parler…
 
─ Faut pas vous faire de bile pour moi, ricane Adrienne.
 
─ C'est vrai, ça ! s'exclame le prêtre. Ils abandonnent la gamine. Accélérez !
 
Je grogne, exprimant mon assentiment.
 
─ Non, non… implore Adrienne. Je suis mieux avec vous. Maintenant que je n'ai plus ni mes frères ni mon chien, cé toujours moi qui trinque. Cé l’enfer !
 
Il n’en fallait pas davantage pour émouvoir un prêtre. Il larmoie et m’engage d’une pression de la main sur mon genou à modérer l’allure. Me voilà beau. Comment vais-je expliquer ça à Azor ?
 
─ Pauvre petite, compatit encore le curé. Oh ! Regardez !
 
À la sortie d'un virage serré, deux traînées noires salissent la route et se dirigent droit vers le parapet, défoncé. Au-delà et dix mètres en contrebas dans le ravin, la voiture de beauf, écrabouillée, flambe en dégageant une épaisse fumée sombre. Pas de trace des occupants. Je freine.
 
─ Continuez, dit le prêtre en faisant un signe de croix. Ce n'est pas un spectacle à infliger à une enfant.
 
Je m’effectue. L’ambiance est devenue pesante. D’ailleurs la Torpédo rechigne et vrombit à la surcharge. Longtemps, Adrienne demeure silencieuse. Nous également… je serais d'ailleurs fort en peine de faire autrement… jusqu'au carrefour suivant :
 
─ Prenez à gauche, me renseigne le prêtre. Ça rallonge un peu, mais nous éviterons les sbires de Bison Ravi.
 
─ Vous croyez que papa est tombé dans un piège ? questionne enfin la petite fille sortant de son mutisme.
 
─ Non. Simplement, il roulait trop vite.
 
Il toussote, gêné, puis reprend :
 
─ Tu sais, je n'ai jamais eu d'enfant… c'est tellement cher, un curé a peu de moyens… pourtant, ça me déplairait pas d'en avoir…
 
─ J'ai pas besoin de grand chose.
 
─ Je le pense aussi… de toute façon, je n'ai rien à t'offrir… un prêtre ne possède rien, sinon un grand cœur. Si ça te suffit, je t'emmène avec moi à Mongibet-la-Cascade. Je te propose une vie simple, une vie de campagnarde…
 
Adrienne s’accroche à son cou, et désormais nous n'entendrons plus un mot jusqu’au terme du parcours, seulement des sanglots retenus assortis de reniflements, sans qu’on sache très bien de qui, du curé ou de l’enfant, ils proviennent.
 
*
 
Deux heures plus tard, le village est en vue.
 
─ On y est ! jubile le prêtre. Arrêtez-vous là, je préfère arriver à pied au village… en toute humilité.
 
Je me gare. Ils descendent tous les deux. Adrienne m'embrasse longuement avec ferveur et le prêtre me serre chaleureusement la main.
 
─ Au revoir, Hubert, ça a été un réel plaisir de voyager avec vous.
 
Je tapote une dernière fois la joue ronde d'Adrienne.
 
─ Ne vous inquiétez pas, j’en prendrai soin. Je l'ai adoptée et elle aussi, je crois, m’a adopté. Mais vous pouvez venir nous voir de temps en temps. Vous ne serez pas loin.
 
Il se tourne vers une colline proche.
 
─ Palot est juste derrière. Vous prenez la première à droite, ensuite toujours tout droit. N’ayez aucune crainte, vous êtes loin des itinéraires de délestage. La voie est libre… Allez, on m'attend dans ma paroisse… Bon vent, Hubert. Que Dieu vous garde !
 
Ils s'éloignent en m'adressant de grands signes d'adieu, et je souris à ce spectacle si charmant d'un curé entièrement nu tenant par la main une petite fille blonde. Tous deux marchent sur une mauvaise route de campagne, mais leur cœur est si léger qu'ils ne sentent pas les cailloux pointus blesser leurs pieds fragiles.



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