J’ai mal aux pieds. Mes chaussures de ville sont mal adaptées aux rustiques chemins. J’ai manqué cent fois me casser la figure et je me tords la cheville chaque dix mètres. C’est à ce moment, au détour d’un buisson, qu’apparaît un chien jaune. Il aboie. Parce qu’un chien se doit, par principe, d’apostropher un inconnu en aboyant s’il veut être pris au sérieux. Moi, préoccupé au maintien de mon bon équilibre, dédaigne sa prestation. Sans doute cela le surprend-il, coutumier de réactions plus contrastées. Il se tait, dresse une oreille dubitative et s’approche prudemment. Il me renifle en détail. Mon odeur a l’heur de lui seoir, il remue la queue. Pour la peine, je m’autorise à lui gratouiller le sommet du crâne. Déconcerté, il m’aborde sans plus de cérémonie.
— Drôle de particulier… bellement vêtu, citadin mais peu craintif… qui odore localement en dédaignant cependant les mœurs autochtones toujours prodigues en coups de pieds au cul… bizarre, bizarre…
La brave bête aspire à un commentaire que, faute de pouvoir exprimer, j’élude. Aussi, dans un soucis de bonne entente, je gratifie d’une nouvelle caresse ce bon corniaud haut sur pattes, à l’œil vif et le poil jaune en pétard, digne représentant de l’engeance canine provinciale.
— Il doit s’agir d’un simple d’esprit ! conclue-t-il en remuant néanmoins la queue.
Je reprends ma route. Lui s’indigne, se jugeant sitôt délaissé.
— Holà ! Et où va t-il donc ce grand primate si pressé ?
Je montre la colline, sans ralentir.
— Mogok ! s’exclame t-il. Ce bonhomme est vraiment étonnant. Il a du touriste certain aspect quoiqu’il n’en exhale pas la fragrance… il pourrait ressembler aux grands dadais de par ici mais n’en possède pas les façons rustiques… et surtout : personne ne s’intéressa jamais à Mogok, indigènes et touristes confondus. C’est donc bel et bien un nigaud !
Embrouillé dans ses cogitations, il me talonne de près.
— Hé, l’homme ! Tu ne vois rien d’inconvenant à ce que je fasse un bout de chemin avec toi ?
Je l’invite du geste à m’accompagner s’il le désire.
— Pas bavard, l’original !
Entièrement à mon dessein, absorbé par la conquête de la colline interdite, je n’oppose aucune pantomime visant à clarifier la situation. Je ne l’entends pas se perdre en conjonctures. Mogok m’appelle.
*
C’est ainsi, le chien jaune ronchonnant sur mes talons que je parviens au pied de Mogok. La colline n’est qu’un enchevêtrement de broussailles, de ronces et d’épineux. Nul sentier ne semble la pénétrer et, de fait, personne n’y vient jamais.
— Ah, ah ! ricane le chien. Et maintenant, quoi ? On crève d’envie de grimper là haut et on ne sait pas comment… Heureusement, je suis là !
Je lui décoche un œil soupçonneux.
— Point de chemin à taille humaine, hélas… mais il existe des sentes, d’affreuses pistes grossières forées par le cuir épais de quelques bêtes rustiques… Suis-moi, si tu le peux…
Il s’élance truffe en avant, escalade un monticule, gratte, fouine et farfouille, s’enfonce déjà dans la barrière végétale. J’hésite. Sa voix me parvient, étouffée, par delà le fourré :
— Allez, viens… courage !
Je me décide avant qu’elle ne défaille totalement. Deux muets dans cette histoire, ça ferait beaucoup. Je fonce tête baissée dans l’étroite trouée ouverte par le chien et me force un passage au travers des millions d’épines qui m’égratignent le visage et les mains. L’animal progresse lentement. Je le suis, à quatre pattes comme lui, et gravis ainsi les premiers mètres encerclé d’une végétation dense et hostile… les remparts de Mogok.
— Ce qu’il faut pas faire dans une vie de chien ! bougonne-t-il de sa voix pleine recouvrée. Ne crois pas que j’agisse par sympathie… Bon ! peut-être un peu… J’espère surtout comprendre ce qui t’attire sur ce tertre désolé.
S’il savait… je n’en ai pas la moindre idée ! Je ne suis du reste pas loin de regretter mon incursion : il se fait tard, je suis griffé, écorché, déchiré, balafré, empalé et je crains de ne rien découvrir d’exceptionnel sur cette butte inamicale. Et enfin, s’il prend à mon guide l’idée de me fausser compagnie, je risque de me fourvoyer longtemps dans ce labyrinthe infernal.
— Dis-donc, l’homme, j’ai oublié de te dire… si on rencontre un sanglier, faut pas compter sur moi pour en découdre. C’est chacun ses miches, je préfère t’en aviser … j’ai assez pris d’horions dans ma vie de clébard…
Je réprime mal un certain malaise.
— Quoi ! Tu as peur des sangliers ?... Pas de panique, faut pas se trouver sur leur chemin, c’est simple.
C’est simple si le chemin est assez large ! Je redresse mon corps ficelé à mille lianes crochues. Je ne distingue malheureusement rien de plus qu’un grand désordre végétal. Impossible d’évaluer les distances dans cette jungle. Envahi d’une immense lassitude, je laisse malgré la douleur mes fesses choir dans les ronces. Le chien, un instant perdu de vue, revient vers moi, plein de sollicitude.
— Si je savais ce que tu cherches, ce serait plus facile…
Je lève les mains en signe d’impuissance.
— Encore un effort. Passé la barrière épineuse, le sommet de Mogok est un site de villégiature…
Résigné, je repars sur les traces de l’animal à l’assaut du mont hostile… Ai-je le choix ?
— Un fada ! l’entends-je souffler devant moi.
C’est en diables ébouriffés que nous surgissons un peu plus tard sur une esplanade de terre grise, compacte et durcie par le soleil. Une belle falaise de couleur plus foncée surplombe l’esplanade. Le décor semi-désertique me surprend, car invisible de la route, en bas. Rien pourtant ne justifie l’attitude apeurée de mon cousin.
— Nous ne sommes plus très loin du sommet, m’informe le chien. Il faut encore contourner la falaise…
Dans l’état d’épuisement où je me trouve, peux me chaux désormais de grimper là haut. J’observe le paysage, bribes de plaine visibles entre les branches des arbres clairsemés ici. J’ai la surprise de découvrir la petite maison d’Azor et m’étonne de sa proximité…les distances paraissent tellement plus importantes au ras du sol. Je distingue très bien la voiture garée devant. Azor est déjà rentré… je dois rentrer aussi, bredouille ! Qu’espérais-je donc trouver ?
Le chien, me voyant accomplir un demi-tour, renâcle.
— Sitôt rendu, Môssieur s’empresse de redescendre. Jamais contents ces humains !
Comme je le considère amicalement, conscient de ce que mon comportement peut lui paraître versatile, un éclat rouge intense attire mon attention entre ses pattes. Je m’élance aussitôt, animé d’un vif intérêt. Lui, me croyant porté de mauvaises intentions, opère sans anesthésie une brusque reculade.
— Eh, du calme ! Je pensais pas à mal…
À mains nues, je fouisse la terre grise. J’en extrais rapidement un petit caillou rougeâtre et sale. Il roule et tourne dans ma paume. Pourtant le chatoiement intercepté une seconde auparavant ne se manifeste plus. Je glisse machinalement la chose dans ma poche et rassérène le chien d’une gentille tape. Il ne dit mot, mais je perçois quels doutes lui inspirent mes extravagances. À coup sûr, il me tient définitivement pour cinglé.
Il est tard. Là bas, au loin, une petite maison m’attend, avec son intérieur douillet, son repas mijoté, ses gens chaleureux. Nous redescendons.
Déjà, le soir tombe, le jour gît.
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