— Nous voudrions convenir d’un rendez-vous.
— Tu as l’intention de te confesser, Azor ?
— Non, non, ce n’est pas ça…
— Je me disais aussi… Il n’empêche. Ta dernière confession remonte à quand ? Au moins à ton mariage... Une paye ! Le jour où tu te décideras, n’oublie pas le casse-croûte, ça risque de durer longtemps…
Azor n’apprécie pas la plaisanterie. Il bougonne.
— Je ne suis pas venu avec l’idée de…
— Oh ! Tu ne viens jamais avec une bonne idée… Par contre, ton cousin…
Le regard aigu de Trinquetaille me radiographie à la simple lueur de son cierge.
— Toi, Azor, tu peux bouder la confesse, je n’ignore rien de tes frasques… parce que tout se sait dans un village. Et je peux bien t’avouer que tu n’es pas le pire mécréant de ma connaissance. J’ai souvent surpris en toi plus d’humanité que chez la plupart de mes ouailles les plus fidèles. Mais Hubert… quinze ans sans le voir, sans entendre parler de lui… quinze ans de silence… comment savoir…
Ma conscience est sereine, je n’ai à rougir de rien. Pourtant, l’œil inquisiteur de Trinquetaille me met mal à l’aise. Après une courte hésitation, le curé, saisi d’une soudaine illumination dont nous ont accoutumé des générations de prêtres et qui éclaire un temps fort bref la grande nef de l’église, s’écrie :
— Hubert, je dois te confesser !
— Euh… commence Azor.
— Je m’occuperai de toi plus tard, Azor. Ton cousin est une urgence.
— Mais… insiste l’autre.
— Quoi donc, à la fin ?
— Comment veux-tu le confesser, puisqu’il est muet ?
— Le silence est d’or, mon fils. Et l’or est le bien des prêtres. Il est la richesse de l’église parce qu’il est un métal précieux et que l’on ne peut décemment honorer Dieu hors du luxe et de la beauté. Il serait illusoire de croire qu’une âme parvienne à s’élever très haut dans un décor de pauvreté. Connais-tu des pauvres heureux, Azor ? C’est que les pauvres n’ont rien qui les rapproche de la sublimité de Dieu. Hubert a une grande chance : il est riche de son silence. Il n’a jamais été aussi proche de Dieu. Qu’il se taise donc et je l’entendrai.
Azor en reste bouche bée. Il me dévisage comme s’il découvrait un saint descendu de son socle de plâtre.
— Rends-toi utile Azor, rallume donc les cierges de l’église. Que la lumière soit !… Pas les neufs, ceux entamés évidemment… Tu serais bien capable de me vider mon stock… Toi, Hubert, suis-moi.
L’abbé disparaît instantanément dans l’ombre d’un étroit passage dissimulé par le bénitier et je n’ai d’autre choix que de l’imiter. Azor craque sa première allumette.
— Ne fais pas cette tête, se moque Trinquetaille dont le dos me précède. Sois heureux, la confession est une fête… car elle aboutit à l’absolution. Il serait autrement plus dramatique que nous ne puissions pas être pardonnés de nos péchés. J’ai eu un maître autrefois, l’abbé Brique, qui disait souvent : « ça n’a rien de triste, la religion ! »… et il entamait aussitôt un pas de danse. Eh bien, l’abbé Brique avait raison, la religion ça doit chauffer les cœurs !
Sur ces entrefaites, il entreprend un pas de Be-bop sauté : kick gauche, saut gauche, kick droit, saut droit, tourné-croisé-ouvert, puis déboîté droit… que sa soutane réprime enfin avec une suprême énergie. Le brave homme s’écroule de tout son poids, et ce n’est pas rien, sur les dalles austères du sanctuaire. Je m’empresse à son secours. S’aidant de mes bras secourables, il se rétablit sur ses pieds.
— Hi, hi, hi ! fait-il, entre rire et douleur. Le vieil abbé était décidément plus doué que moi. « C’est en curetant que l’on devient cureton » m’instruisait-il encore… Je devrais suivre ses conseils, m’exercer davantage... Car la finesse de son esprit ne t’aura sans doute pas échappé, Hubert. Il parlait de « cureton » et non pas de curé. Ainsi, d’une boutade, rendait-il sa belle dignité à notre mission de prêtre… Bel enseignement !
Cette peu catholique chorégraphie nous a entraîné au pied du confessionnal, soit une haute caisse de bois divisée en deux parties égales par une cloison ajourée. L’épreuve consiste à y pénétrer chacun dans un compartiment. Le curé voltigeur, une fois recouvré sa dignité de bipède, s’avise du peu d’espace dont disposera son auguste panse.
— Cette boîte a encore rétréci, foutre de menuisier ! Excusez-moi, seigneur… mais voilà un incapable qui déshonore le métier de votre père terrestre et mérite bien un juron…
Enfin il présente ses fesses à l’alvéole pour les y pousser fermement de sorte qu’elles s’y encastrent et se forcent un passage entre les planches disjointes et geignantes. À la fin de l’opération sa bedaine dépasse un peu mais le principal est à l’intérieur.
— À toi, m’ordonne-t-il d’une voix étouffée par l’étroitesse de l’habitacle.
Je me glisse, sur les genoux, à l’intérieur de ma cellule devenue exiguë tant le gros homme en a déformé les parois. Une grille, au niveau du visage, me sépare de Trinquetaille. Je le devine en pointillés. Il halète.
— Concentre-toi, mon fils, et pense aux actions qui doivent t’être pardonnées par Dieu et par les hommes. Va, je t’entends…
Le front posé entre mes mains jointes, j’entame un travail d’introspection, davantage un rappel de souvenirs lointains qu’une confession, car je ne me connais pas de forfait plus honteux que ma longue et silencieuse absence. Les images défilent… le temps s’écoule…celui passé autant que le présent… je m’ankylose… bientôt l’air vient à manquer. Je colle l’oreille à la grille d’où il me parvient le ronronnement d’une respiration sereine, beaucoup trop harmonieuse pour être issue d’un individu éveillé et attentif. En une précautionneuse reptation, je m’extrais d’entre les planches.
La nef brille de mille petites flammes jaunes qui ont vaincu l’obscurité, réduite à ne plus régner que sur les seuls recoins inaccessibles. L’œuvre d’Azor. Et je découvre, doré par cette douce lumière, le corps assoupi de Trinquetaille encastré dans le confessionnal. Il dort comme un bienheureux. Pourtant, le réveiller me paraît indispensable… autant que distrayant car je connais les réactions vives de mon curé. Aussi prends-je la précaution de ménager une distance raisonnable de sécurité avant de claper très fort des deux mains.
La résonance naturelle des lieux aidant, le résultat est inespéré : Trinquetaille pousse un cri et sursaute consécutivement. Le confessionnal déjà fortement éprouvé auparavant éclate comme une pastèque sous l’excès de pression, projetant tous azimuts planches, chevilles et bris divers. Le fracas est épouvantable. J’évite de justesse un angelot furieux échappé d’une moulure et en tombe sur le cul. Azor, accouru au premier bruit, nous trouve, mon confesseur et moi, assis au centre des décombres. Son étonnement se mue en un rire énorme, le même qui me secoue les tripes tandis que l’abbé se remet sur ses deux jambes et aussi de ses émotions. Il s’époussette.
— Qu’est-ce que je disais ! peste- t-il … un Japouille, ça va ; deux Japouille, bonjour les dégâts ! Marrez-vous, les gars… ne vous retenez surtout pas…
Azor, entre deux hoquets, ne peut s’empêcher de surenchérir :
— Je n’imaginais pas les péchés de Hubert si nombreux qu’ils ne contiendraient pas dans votre caisse !
— Tais-toi donc, vaurien ! Si j’écoutais les tiens, c’est l’église entière qu’il me faudrait restaurer !
Néanmoins, l’instant d’après sa face rayonne d’une grande joie et il s’abandonne autant que nous autres au délice du rire collectif. Voilà pourquoi nous l’apprécions et l’aimons notre curé, c’est qu’il cache sous un aspect sévère un excellent caractère et une grande humanité.
— Ha !… soupire t-il quelques minutes plus tard… ça fait du bien… c’est vraiment pas triste quand vous êtes là, les enfants… toi, Hubert, je t’absous…
Il dessine dans les airs un signe de croix.
— Allez, hop !… N’oublie pas, en revanche, de réciter deux ou trois Pater ce soir avant de te coucher… et quelques Ave… ça fera bon poids. Toi, Azor, j’attends un moment plus propice… que ça ne t’empêche pas de réciter tes prières… maintenant, je vous quitte, j’ai du travail… Amen.
— Et mon rendez-vous ? lui rappelle Azor.