Un grincement de tôle froissée. De l’épave s’arrache un grand diable roux taillé en armoire à glace : Azor ! Belle gueule sur un corps d’athlète, plus loin du maigre adolescent que de la coupe aux lèvres. Il traverse la route d’une démarche féline, il vient à ma rencontre le visage rayonnant de joie.
─ Hubert ! s’émeut-il.
Il m’étreint vigoureusement. Nous suffoquons en énergiques embrassades. Moi surtout, soumis à sa terrible poigne. Un merveilleux moment néanmoins où les mots, inutiles, me font oublier mon infirmité. Une larme coule sur ma joue, je ne sais si elle m’appartient ou si nous mêlons nos épanchements lacrymaux à nos effusions. Dédé intervient :
─ Ho ! Vous allez manquer d’air…
─ Toi ! rugit Azor à son endroit. Je devrais t’écraser comme un moustique…
Il agite deux mains énormes.
─ … ou te jeter dans le Trouillon.
─ T’as eu peur, hein ? s’enorgueillit l’autre.
Azor hausse les épaules.
─ Tu serais fort capable d’y pendre tout ce qui marche ou bouge sous le pont… et par ta faute, je n’ai plus de voiture !
─ Bah ! Ce n’était qu’une question de jours… au moins elle aura fait une belle mort. Quelle apothéose !
La troupe rit, Azor y compris.
─ Eh bien, cousin, me dit-il, maintenant je compte sur toi pour me véhiculer.
J’acquiesce vigoureusement, trop heureux de me rendre si vite utile. Il poursuit :
─ C’est qu’elle va me manquer, ma mécanique. Il me reste encore le tracteur… mais c’est pas top, un tracteur… sorti des champs.
Il pointe un doigt vers le lointain.
─ Tu vois, là bas… depuis la grande boucle sur le Trouillon jusqu’à la colline de Mogok… ce sont mes terres… j’y cultive la vigne, la pomme de terre, le maïs, de la tomate, du melon… et j’en passe, j’y ai mes vaches, mes cochons et mes abeilles… et j’habite au creux d’un vallon, par là… On y est bien, tu verras.
Il contemple avec fierté son domaine acquis à force de labeur, un royaume à sa mesure, fait de terre, d’arbres, d’eau, de soleil. C’est plus qu’il n’en faut à concrétiser son bonheur. J’observe à l’unisson le paysage, laissant une douce mélancolie m’envahir, jusqu’à ce que mon regard tombe en produisant un bruit mat sur des troncs flottants, nombreux, dans les eaux molles de la rivière. Ce heurt particulier requiert des éclaircissements.
─ Le Trouillon, commente mon cousin, n’est plus ce qu’il était. Ne t’avise pas d’y prendre un bain ou ça pourrait être le dernier.
Je m’étonne.
─ La croissance démesurée du tourisme barbare nous a contraint d’adopter un plan régional de sauvegarde, disons… dissuasif. C’est ainsi qu’en aval œuvre Bison Ravi, à la demande de nombreuses municipalités...
─ Moyennant finances, intervient Dédé. Faut pas croire qu’il travaille gratos, Bison Ravi…
─ N’empêche, ça ne suffit pas. Il incombe à la commune des actions locales de surveillance, protection et, éventuellement, représailles…
─ Cette semaine, c’est moi qui m’y colle, ricane Dédé. Les touristes n’ont qu’à bien se tenir !
J'avise la rivière. Je ne saisis toujours pas le lien entre les troncs y naviguant et la milie Palotinne. Et Dédé de m'affranchir enfin :
─ Ce que tu crois être des arbres morts sont dotés de pattes et de grandes dents… des crocodiles !
Je reste abasourdi.
─ Et ça rapporte ! On dépèce les plus gros avec lesquels on confectionne des sacs ou des valises… qu’on vend aux touristes… à ceuss qui n’ont pas fait les frais d’un repas…
Il se tord de rire tandis que Azor me pousse vers la voiture.
─ Toujours aussi farceur, commente t-il. Allons… Jéromine sera ravie de te voir.
Nous grimpons dans la Torpédo. Elle démarre aussitôt et les barbelés se referment dans notre dos. Azor se cale dans son fauteuil, découvre avec candeur l’équipement de bord.
─ Elle est superbe, ta caisse... Cette chose là, c’est le pilote automatique ?
Je fais oui de la tête.
─ Il est gras comme un poulpe. Tu dois pas t’en servir souvent.
Je trouve plus simple de le laisser dormir sur la banquette arrière… Trop délicat à programmer sur ces petites routes, piégées de surcroît. Voilà pourquoi il engraisse à vue d’œil…
─ Comment ça marche ?
Je montre mes pieds.
─ À coups de pieds ? C’est beau le progrès. On n’a pas encore ça chez nous… Eh ! C’est donc vrai que tu es muet ?
Je grogne.
─ On s’en accommodera… et puis je parle pour deux, ça fera une moyenne.
Les premières façades défilent, parfaitement rangées, vieilles et usées mais toujours fières, inaltérables. Rien n’a changé à Palot. Les portes altières succèdent aux bancs de pierre rassembleurs de populace bavarde et une rigole sans fin serpente au milieu de la chaussée, qui charrie les eaux de pluie lorsque le temps s’y prête. Nous croisons des ruelles étroites, fentes vertigineuses ouvertes sur des cieux insondables. Elles s’enfoncent au plus profond du village, gardiennes de l’ombre et de la fraîcheur apaisante. Lorsque nous abordons la place de l’église, qui est aussi celle de la mairie ou encore du bistrot selon l’ordre de priorité que lui en accorde le passant, une foule nombreuse s’y mêle autour de joueurs de boules exubérants. Notre traversée ne passe pas inaperçue d’autant que Azor, usant de mon avertisseur sonore, mène grand tapage. Et comme ça ne semble pas le satisfaire pleinement, il crie par la vitre ouverte :
─ C’est mon cousin Hubert, qui rentre au pays !
Les têtes pivotent, les yeux s’écarquillent, les curieux se penchent, se poussent, se pressent, des mains s’agitent et une ovation naît spontanément.
─ Ne t’arrête pas, me souffle Azor… pas maintenant… ou on y est jusqu’à minuit !
Je réponds néanmoins d’un signe amical à ces visages souriants dont la plupart me sont familiers, même si ma mémoire est incapable de les nommer tous. Jusqu’au bienveillant curé qui laisse tomber ses boules de pétanque pour me bénir au passage de la Torpédo. J’écrase une larme. Azor, surprenant mon émoi, ne dit mot, mais sa grosse main se pose sur mon épaule et pèse de toute son affection.
Nous avons traversé le village en silence. Peu après, la nature a repris ses droits et la route glisse entre les hauts chênes séculaires. Azor me guide. La signalisation est inexistante et j'ai depuis longtemps oublié la topographie des lieux. Mais cela reviendra...