La surprise aidant, je mords mon doigt qui réagit vivement à l’abusive mutilation. Je me retourne, empli de rancœur, sur un individu ignoble dans son accoutrement outrageux de vacancier : chemisette hawaïenne et short bariolé, la première tendue sur un embonpoint confortablement installé, le second laissant échapper deux membres maigrelets, blêmes et inégalement poilus qui s’en vont rejoindre de pauvres baskets sales,éventrées, à l’agonie. Une bouille blette surmonte le tableau. Elle sourit niaisement… Je renvoie au zigue une grimace qu’il interprète comme bon lui semble. Et il lui semble bon puisque, de fait, il m’emboîte le pas sans plus de cérémonie à l’aide d’une clé de douze. Son sans-gêne me stupéfie. Il n’en a cure et poursuit sa pensée, qu’il rattrape aisément car elle ne semble pas très vive :

─ Rien à faire… c’est impossible…

Je graillonne en tétant mon doigt.

─ Si, si, je vous assure… j’ai un beauf horticulteur… horticulteur d’Etat, s’il vous plaît !… un fonctionnaire quoi… bien payé… pas de soucis, un boulot pépère… et sa spécialité, devinez quoi ! c’est la fleur de bitume… ça vous laisse sans voix, hein !…

Je hausse les épaules. Il ne peut pas deviner.

─ Mon beauf i parle que de ça du matin au soir : la fleur de bitume par ci, la fleur de bitume par là… vous pensez si j’en connais un rayon !… d’abord, cette saleté de fleur, elle pousse que sur le bitume… oui ! néanmoins elle pousse pas n’importe comment sinon y en aurait partout sur les routes, vous pigez ?… évidemment y a un truc… elle doit pousser là où on veut et rien que là… avec la bonne recette, on fait des bandes, des ronds, des carrés, des pointus… n’importe quelle forme… hé ! ça vous chatouille de connaître le secret, non ?…

J’amorce une mimique évasive. Il n’en poursuit pas moins :

─ Mon crétin de beauf, il a jamais voulu me le donner… paraît que je parle trop… comme si je savais pas garder un secret… en tout cas, je vous le dis, vous pourrez jamais en couper une… parce que c’est interdit…

J’envisage de chaleureusement le remercier pour ce précieux renseignement.

─ … et surtout, deuzio, c’est impossible… mon beauf, lorsqu’il s’agit qu’il en coupe, il réfrigère la chose à moins deux cent soixante degrés… vous imaginez !… à cette température la tige devient cassante comme du verre… on la pince… et clac ! on la cueille sans difficulté… quand il se radine à la maison, il en ramène toujours un plein panier à ma femme… il prétend que ça porte bonheur… tu parles ! i ferait mieux d’apporter du pinard, pour le bonheur y a pas mieux… du reste, on sait plus quoi en faire de ses fleurs… ça se fane pas, ces cochonneries là !

Il reprend sa respiration.

─ Z’êtes pas très causant, vous !

Son œil rond et bovin se fait inquisiteur et je me vois contraint de l'instruire par gestes de mon infirmité.

─ C’est bien ma chance… un muet !… sur des milliers de vacanciers, i devait y en avoir qu’un et je tombe dessus… c’est à croire que vous le faites exprès !

Sa mauvaise foi me sidère. En même temps il me crie dans les oreilles et je lui fais comprendre que je ne suis pas sourd.

─ Manquerait plus que ça ! ironise-t-il un ton en dessous… que je cause pour rien… enfin, vous avez une bonne tête… et au moins, vous risquez pas de me contredire… je supporte pas les gens qui me contrarient… j’ai un beauf qui me contrarie tout le temps… je peux pas le blairer… et je peux pas plus la ramener, il est boxeur… eh ! z’avez une chouette caisse, c’est une Morrison ?

Je lui signifie que non.

─ Alors c’est une Bentley… j’adore les Bentley, ça vous a un petit air chic et désuet… c’est pas comme les voitures modernes…

Je ne le déçois pas, c’est une Torpédo.




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