Il nous précède jusque derrière un angle mort parfaitement momifié du transept où se dissimule la porte ouvrant sur la sacristie, une pièce sans décor juste meublée d’une armoire, une table et deux chaises. Là, il se saisit d’un seau de bois muni d’une manivelle, laquelle entraîne un mécanisme interne.
─ Je ne peux plus attendre, vous comprenez… les grenouilles doivent être fraîches, sinon l’encens ne vaut rien…
Sa main disparaît dans le panier à grenouilles. Elle en retire immédiatement une jolie noire parée d’une fine croix blanche sur le dos. Elle gigote et il la fait glisser très vite par l’embouchure du seau avant d’actionner la manivelle d’un coup sec. Cela fait un petit gargouillis fort déplaisant. Il réitère l’opération avec une seconde créature : « sschlouirp… ». Avec la dernière enfin : re- « sschlouirp… ».
─ Maintenant, il faut laisser égoutter. Plus tard, j’ajouterai les ingrédients de ma petite recette… Ça, c’est un secret que je ne partagerai pas avec vous…
Mon cousin hausse les épaules, les cachotteries du culte ne l’émoustillent pas le moins du monde.
─ Alors, que me veux-tu ?
Azor récite la formule consacrée :
─ « Ma voiture est morte,
Je n’ai plus de pneus
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu. »
─ C’est bien, Azor. Ton malheur m’attriste. Je suis, malgré cela, heureux de constater que ta mémoire ne faillit pas, il reste quelque chose de tes années de catéchisme… As-tu vu Fédor Crapouchnick, le comptable ? Quand est-il libre ?
─ Demain il doit venir nettoyer les terres d’aval avec la machine… on pourrait en profiter, ma voiture se trouve près du pont…
─ À quelle heure ?
─ Vers onze heures. Après, on fera une grillade…
─ C’est d’accord, j’apporte le vin.
─ J’en ai…
─ Je sais. C’est en ces circonstances seulement que je peux écluser les quintaux de pinard délicatement offerts par mes paroissiens à la moindre occasion. Quinze messes par jour n’y suffiraient pas sinon ! Bon, c’est une gentille attention, je dis pas… mais ici, c’est plus une église, c’est une cave coopérative !
─ Euh ! Justement…
Azor tire une bouteille d’une gibecière qui ne le quitte jamais.
─ Je pensais que ça te ferait plaisir…
─ Andouille ! Ce qui me désole, c’est de te voir aussi empoté. Evidemment ça me fait plaisir, si c’est du bon…
Il happe la boutanche qu’il examine en connaisseur.
─ Oui, celui-là je le garde… Allez, grogne t-il encore en les poussant d’autorité vers la sortie, déguerpissez tous les deux, je veux plus vous voir jusqu’à demain… Et toi, Hubert, n’oublie pas tes prières… Azor, ne ris pas bêtement, ça ne te ferait pas de mal non plus.
La massive porte cède docilement à la pression de son maître et nous propulse, éblouis, suffocants, dans une lumière estivale crue que la chaleur ambiante extrême ne parvient cependant pas à cuire. Une clameur s’élève immédiatement sortis. Je lutte contre l’aveuglement avant de discerner, dans l’ondoiement de mes larmes, le parvis investi par une foule compacte. Ils sont tous là, anciens et jeunes mêlés, venus découvrir un revenant.
─ Ton retour est un événement, commente Azor. Rien ne saurait mieux t’en convaincre que cet accueil enflammé…
Aussi le parvis est-il une véritable fournaise.
─ Si tu as l’intention de repartir un jour, ils ne te le pardonneront pas. Ils pensent ainsi, les fils de la terre doivent rester à la terre !
Je suspecte mon cousin de partager un sentiment analogue. Sur le ton de la badinerie, il ne m’en adresse pas moins un avertissement solennel. J’ai tant souhaité cette communion des êtres, cette sincère intégration à une collectivité hospitalière. Saurais-je me plier à l’ensemble de leurs coutumes, supporter le poids des liens qui unissent les hommes entre eux, faits d’amour mais aussi de concessions, de renoncements, de contraintes ?
─ Pas moyen de s’échapper, jubile Azor, allons prendre un verre puisqu’il le faut…