L’ankylose gagne. Trois set à un, et dix de der ! Je m’étire, bâille. J’aimerais rugir…, expectore un pitoyable feulement ! Je dois m’en contenter.
Dix kilomètres en deux heures. Malheur ! A ce train, bien qu’ayant opté pour l’automobile, j’arriverai dans une semaine. Je me suis levé nuitamment, mais avec moi plusieurs milliers d’estivants audacieux. Et le jour nous rattrape déjà. Le soleil point dans le rétroviseur, rouge et rond comme un ballon de fête foraine… considérablement plus gros. Dans le rétroviseur encore, pourtant de taille réduite, s’allongent des files ininterrompues de bagnoles dans un état d’immobilité désespérant. Pareil devant le capot.
Je savoure les derniers instants de fraîcheur. J’appréhende ô combien l’imminence de la canicule. Lorsqu’une haleine molle et torride tombée du ciel chauffera à blanc ces carcasses métalliques abritant une frêle humanité démunie. La peau de chacun exsudera alors dans une cruelle lenteur les excédents adipeux, accumulation des bamboches de l’hiver révolu. Délicat et antique supplice rétabli avec l’avènement des congés payés. L’on trépassera… Peut-être.
Pour l’heure, seules les dernières ombres de la nuit succombent en émettant de petits râles plaintifs. Les innombrables pare-brise s’animent de silhouettes impatientes comme autant de théâtres de Guignol pendant qu’une exquise senteur de café infiltre mon habitacle. Elle couvre avantageusement le parfum d’huile de friture des gaz d’échappement, carburant rendu obligatoire par décret du Ministère de l’Environronement. Ah ! la bonne odeur. Le caoua, pas la friture. J’entrouvre la vitre dans l’espoir de localiser la source de l’effluve alléchant. Je hume sans retenue. Cependant qu’une accélération soudaine emporte l’arôme délicat vers d’autres narines. Je rage… je rage d’autant que ça ne dure pas… ça ne dure jamais. On roule… cinquante… cent mètres… et paf ! nouveau ralentissement… Plus de café !
Il fait à peu près jour maintenant. Les phares s’éteignent en couples, concédant au soleil la tâche d’éclairer le monde suivant le rythme gracieux de son ascension. Dès lors, sa rayonnante et tyrannique majesté entame son placide travail de cuisson.
J’éprouve le besoin impérieux de me dégourdir les jambes, enclenche dans un geste las le pilote automatique. Il proteste !… trouve singulièrement matinale sa mise à contribution… menace de représailles, d’en référer à son syndicat, d’entamer une grève… et patati et patata. Il m’embête. J’aurai dû le changer depuis longtemps, il se fait vieux. Un bon coup de pied le réduit au silence, puis je bondis hors de la voiture en déplacement négligeable et me réceptionne sur la chaussée. Un peu rouillé, engourdi, je claudique quelques instants. D’autres conducteurs excédés m’ont précédé. Ils piétinent, tirent une triste mine et, pour certains, sur la première clope de la journée. Moi, je ne fume pas. C’est assez de mon asthénie des cordes vocales. Je respire donc à pleins poumons un air que la récente accélération a provisoirement purifié. Mais la perspective d’un interminable voyage me rend chagrin. En outre, le paysage n’est pas sujet à de notables variations. Morne plaine...
Bientôt, je m’absorbe fatalement dans la contemplation de mes pieds foulant à intervalles réguliers les bandes immaculées de fleurs de bitume. J’ai lu que la couleur et la ténacité de cette petite pâquerette, scientifiquement dénommée « Chrysanthenum itineris », la désignaient comme le matériau idéal à la réalisation des lignes et marquages autoroutiers. On dit également, et plus prosaïquement, que la fleur de bitume porte bonheur. Voilà pourquoi, sans doute, me vient l’irrépressible tentation d'en cueillir une... Mal m'en prend, car sa résistance manque me renverser et l’entreprise se solde par un doigt bellement entaillé. Il me revient en mémoire, un peu tard, que le ramassage en est impossible et, du reste, interdit ! Et inversement. Je grommelle ma déconvenue en suçant le sang âcre de la plaie vive.
Soudain :
─ Vous n’y arriverez pas ! affirme-t-on dans mon dos.