Pantruche, le 1 Gidouille 136 E.P.

Cher cousin,
 


J'imagine ta surprise à la lecture de ces simples deux mots : « cher cousin »… Voici trois lustres que je n’ai plus donné signe de vie, non plus que de « cher cousin » à quiconque. Et je me doute de la réciproque, ne te connaissant d’autre cousin que moi.

Je garde en mémoire, et aussi dans quelque fond de tiroir, les images vieillottes d’un adolescent taché de son, hirsute et flamboyant, au menton clairsemé de fin duvet blond. C’est à lui que j’écris, ne sachant imaginer ce qu’il est aujourd’hui devenu : toi, mon cousin, quinze ans plus tard !… De fait, si nous nous ressemblons encore, et ma modestie dut-elle en souffrir, tu dois afficher une trentaine plutôt séduisante…

Quinze ans, tout de même… ça n’est pas rien… J’ai peur d’avoir perdu beaucoup de ce temps, et plus encore : mes racines, ma famille, mes illusions. La cité m’a absorbé dans un tourbillon affairiste. Réunions, conseils, commissions, conférences, allocutions, causeries, cérémonies, séminaires, congrès, colloques, discours, réceptions, entretiens, intronisations, le dossier untel, le contrat machin, le rapport d’activité… la secrétaire, jolie… pas le temps… le rapport d’abord…

Quinze années se sont écoulées et je n’en ai rien su !

Une onde nostalgique m’envahit, les souvenirs affluent… des paysages, des lieux, des visages et des voix oubliés… jusqu’à de ces senteurs champêtres qui entêtent. Je revois le cabanon, le jardin, mes parents fiers de leurs si beaux légumes avant que la fièvre ne les emporte, aidée en cela par Barnabé, le plus fameux docteur-rebouteux-vétérinaire-alchimiste-pharmacien-herboriste-devin-astrologue-sourcier-hypnotiseur-éjenpasse… de la région.

Et Bougnette ! Tu te souviens de Bougnette ? Suis-je bête, c’est moi qui l’avais oublié, celui-là. Bougnette le falot, sa vue basse, son air ahuri et la démarche en canard… toujours sur nos talons, éternelle victime de nos farces douteuses…

Je me souviens encore : Trinquetaille le curé, la jument Papaye, Emile Pied-bot, et Lafleur, et Frigolin, et Fédor Crapouchnik le comptable, et Angélique la jolie… et Jéromine ! Mon cochon, t’as fini par la marier, la Jéromine… la plus belle fille du pays. S’embête pas, le cousin ! Ça me fait penser que je n’ai pas pu venir à ton mariage… des examens, je crois. J’ai regretté de ne pas être des vôtres et je le regrette encore. Ç’a dû être un beau mariage… et, connaissant la bonne humeur de Trinquetaille : pas triste. Ici, les mariages sont d’un morne… les curés sont graves, les mariés sérieux… imagine les invités !

J’ai le mal du pays, cousin. C’est un mal sournois qui incube longtemps et se déclare à la première faiblesse. Car je dois te dire aussi mes problèmes de santé. Je souffre d’une irritation chronique de la gorge… pas grave, non, mais invalidante : j’en ai perdu la voix ! Je tousse, gargouille, raclouille, borborygme,… je grogne aussi, mais de paroles distinctes : point !

J’ai vu plus de trente médecins, tous grands spécialistes : oto-rhino-laryngo et autres zozos pas foutus de me rendre la parole. Depuis lors, muet, j’attends le miracle…

Au village, la langue n’a jamais aidé personne à retourner la terre, à mener les bœufs ou à rentrer les foins. Ici, c’est à l’inverse un outil indispensable, et mon infirmité un obstacle insurmontable. Ma présence génère le malaise, la gêne, l’incompréhension et, pour comble, le silence. Les yeux se détournent, les mines s’attristent… je n’ai plus ma place parmi les parlants.

J’en viens au but de ma missive car, tu t’en doutes, on ne rompt pas quinze années de silence sans dessein… le mien, bien nourri et bien gras, me susurre de plaquer cette vie stupide. Je rêve d’un bout de campagne, un lieu de repos, de calme et de réflexion. J’ai besoin de tout cela, et aussi d’un toit, car je ne possède plus rien à Palot-sur-Trouillon. J’ai vendu le cabanon… pour acheter des cravates et des costumes. Certes, je pourrais coucher à l’hôtel, mais je ne veux pas revenir au pays en étranger… et puis, j’ai surtout besoin d’une famille… et tu restes ma seule famille.

Je te demande donc de m’accueillir quelques temps chez toi. Oh, une modeste paillasse suffira. Je te le demande en toute simplicité, et souhaite que tu me répondes de même. Ne te sens, en cette occasion, aucune obligation ni aucune pitié. Je te sais franc et direct. Agis à ton habitude et selon ton cœur.

Je te remercie d’avoir bien voulu me lire jusque là… j’espère ne pas t’avoir trop ennuyé. Excuse mon écriture écorchée par la surface rugueuse et irrégulière du papier armé choisi pour la circonstance… C’est un bon papier, rude au toucher mais fiable, et qui saura, je l’espère, affronter les mauvais traitements infligés au courrier par le diabolique Ferdinand Dada, s’il est toujours facteur de Palot-sur-Trouillon. Et rien ne me laisse supposer le contraire…

Je vous embrasse, toi et la cousine.

À vous revoir,
 
 

Hubert Japouille




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