LAZULI
L’été de mes dix-sept ans s’annonçait radieux. Je mordais la vie à pleines dents… Ce pourquoi sans doute, mortifiée, elle cessa vite de me sourire ! Car ce dimanche marqua le terme d’une adolescence insouciante, l’amour m’ayant jusqu’ici épargné…
Ici, c’était l’hôpital de « Tristes Misères ». L’établissement en ce jour accueillait de rares visiteurs. On délaissait sans vergogne les malades pour les plaisirs de la plage toute proche. Les malheureux pouvaient bien s’étioler au tréfonds de leurs chambres mornes et étouffantes, on les laissait baigner en paix, solitaires, dans leur jus.
Un mien cousin séjournait là, terrassé par un excès de sensations !… La maladie, pour étonnante qu’elle paraisse, est néanmoins fréquente en des cités historiques, concentré d’un extraordinaire patrimoine artistique. Mon cousin, brave terrien qui jamais n’avait rien contemplé de plus admirable qu’un tracteur Landini ou le retable de sa petite église de Pézilla-les-Cabanes, et encore séjournait-il plus souvent au bistrot en face que dans l’église même, défaillit sous les chocs d’une rafale d’émotions esthétiques le jour où il lui prit la curiosité « de s’en aller voir la ville »... Son esprit hésita, vacilla, chancela, puis s’égara totalement : on ne le retrouva jamais !
Le cadre bucolique de l’hôpital ne soulevait guère l’enthousiasme de mes jeunes années. Égal à mes congénères, je guignais d’avantage la mer, les vagues, le soleil, les filles… la vie ! Toute la vie que ces couloirs froids et uniformes semblaient vouloir décourager… Je les empruntai néanmoins, m’astreignant à l’accomplissement de ma mission : la promesse faite à quelque parent de visiter notre chrysalide, qu’ainsi je surnommais pour sa transmutation… avortée. Ah ! Que n’était-il resté, l’animal, dans son village natal !… entre chasse et pêche… entre terre et vigne… entre pastis et copains… Quoique, à bien y réfléchir, existe t-il sort plus enviable que de succomber à un abus artistique ?… Les Dieux n’avaient-ils pas, de ce destin, béni le front de mon cousin ?…
Et n’allaient-ils pas dans un même élan aveugle bénir le mien ? Car à peine franchi le palier du deuxième étage, je bottai fort malencontreusement un seau de lessive abandonné là et découvris dans le même instant l’objet de mes souffrances futures : une créature à terrasser tous les cousins de Pézilla-les-Cabanes…
Elle semblait nue sous une blouse blanche d’infirmière qui contrastait admirablement avec son bronzage miel d’acacias. Une poitrine orgueilleuse tendait deux boutons prêts au découragement et, par l’entrebâillement ainsi ménagé, l’on pouvait deviner la naissance de courbes troublantes…
L’effet fut saisissant : je succombai à un coup de foudre dévastateur ! Je ne vis jamais mon cousin.
*
Je m’éveillai trois jours plus tard, couché sur un lit blanc, enrubanné, entortillé, momifié dans un bandage stérile qui m’interdisait tout mouvement revendicatif.
Mes premières pensées furent pour la fille. La belle infirmière m’avait sans aucun doute soigné, choyé, dorloté, amoureusement emmailloté et saucissonné… Son image éveillait mes sens meurtris. Et, s’éveillant, ils me devenaient extrêmement douloureux… car très serrés dans les bandelettes… Ses yeux… ses yeux bleus m’incendiaient… bleu… bleu lazuli… Je la baptisai ainsi : Lazuli !…
Or, un grand barbu intervint dans mon rêve bleu !
─ Mon garçon, m’apostropha t-il, tu as la chance inouïe d’être encore en vie... j’ai soigné des dizaines de coups de foudre, mais comme le tien : jamais !… quelle décharge !… tu as court-circuité tout l’établissement… contraint d’utiliser le générateur de secours… le seau dans lequel tu t’es étalé a joué, à n’en pas douter, le rôle de conducteur…
─ Lazuli ? l’interrompis-je.
─ Pardon ?
─ Lazuli, répétai-je. Où est Lazuli ?
─ Euh!… je suppose que ta Lazuli est à l’origine de l’accident… si j’ai un conseil à te donner, un conseil de docteur… c’est de l’oublier. Cette fille t’a déjà attiré pas mal d’ennuis… et tu n’es pas remis de tes brûlures…
Il me tapota une joue que j’avais miraculeusement intacte, puis se retira, grandement satisfait de mon état.
J’appris peu après l’horrible vérité : mon transfert trois jours plus tôt et dans un état comateux, à « Grands Soucis », hôpital de garde du moment. Je hurlai mon infortune une semaine durant, terrorisant infirmières et médecins, affolant mes voisins de chambrée… Je me tus lorsque je décidai de guérir, pour hâter ma libération, et revoir ainsi au plus tôt ma Lazuli… J’éprouvai grand mal à recouvrer mon calme mais m’y efforçai du mieux que je pus.
Un mois s’écoula. Interminable ! Ma naïade peuplait mes rêves brûlants. Je la séduisais, conquérais, aimais mille fois par jour. Au grand désespoir des infirmières qui nettoyaient mes débordements et mes draps. Ma douleur les émut tant qu’elles tentèrent, de la plus jeune à la plus âgée, d’assouvir mes besoins forcenés, d’apaiser les irruptions incandescentes de mon volcan intarissable… Mais leurs efforts joints furent vains à éteindre ma flamme. Mon bas-ventre brûlait encore et toujours.
Lorsque enfin je quittai l’hôpital des « Grands Soucis », mon corps conservait les marques indélébiles de l’accident : de larges plaques blanches qu’aucun soleil, jamais, ne pourrait colorer. Il m’en importait peu. Un taxi attendait, qui démarra aussitôt. Je dus relever le col de mon blouson car il tombait à l’intérieur une pluie drue et froide. Quelques escargots, des Bourgogne, grimpèrent le long de mes jambes durant le parcours, et parvinrent en bavant de plaisir jusque sur mon visage. J’arrivai trempé à l’hôpital de « Tristes Misères », mais heureux. Une simple averse n’aurait su briser mon élan.
Je traversai le grand hall en courant, grimpai quatre à quatre les escaliers, tombai à la renverse à chaque demi-palier, la faute aux architectes qui se soucient peu de bâtir les marches par multiple de quatre, et atterris droit dans le seau du deuxième étage sous les hurlements de la femme de ménage. Mais j’étais déjà mouillé du taxi… Une infirmière survenant, je m’informai de la présence de Lazuli qu’elle ne connaissait évidemment pas sous ce nom là. Je lui décrivis la personne.
─ C’est Claire, me dit-elle.
─ Si c’est clair, où est-elle ? demandai-je.
─ Claire est en congé.
─ Clair est en congé ? Pour moi, ça ne l’est guère.
─ Quoi donc ? s’enquit-elle.
─ Ça n’est pas clair.
─ Mais si, commença t-elle à s’énerver, puisque je vous dis que c’est Claire !
─ Pour moi, je vous répète que ça ne l’est pas.
─ En tout cas, vous n’en avez pas l’air, me houspilla t-elle.
─ Et de quoi n’ai-je pas l’air ?
─ Vous n’avez pas l’air clair !
Elle, avait l’air en colère.
─ Je ne suis pas clair parce que je sors de l’hôpital, me disculpai-je.
─ Pour sortir, c’est la première porte à droite.
─ Mais je ne veux pas sortir, puisque je viens d’entrer.
─ Vous sortez ou vous entrez ? Soyez clair !
─ Clair est en congé ! répondis-je, excédé.
Et j’abandonnai cette peu aimable personne pour procéder moi-même aux investigations... Plusieurs heures plus tard, je dus me rendre à l’évidence : Lazuli était absente.
Je décidai de me poster à l’entrée de l’hôpital et d’attendre là sa prise de service. Cela dura une semaine !
Lorsqu’elle arriva le lundi suivant, toute guillerette et encore plus jolie que dans mes rêves, moi : pas rasé, sale et fatigué… je me cachai pour ne pas lui apparaître en cet état. Je rappliquai une heure plus tard, décrassé, fringant, gai comme un pinson… Elle ne me reconnut pas !
Je lui contai mon histoire. Elle en rit beaucoup, se remémora mon grand corps maigre étalé au milieu des seau, balai et serpillière, la panne d’électricité qui s’ensuivit…
─ Et maintenant, ça va mieux ? s’enquit-elle avant de me planter là et vaquer à ses occupations.
Je quittai l’hôpital dans un état d’extrême dépression. Dans le parc, je sanglotai des heures au pied d’un grand cèdre qui finit par se lasser et me chassa à coups de branches basses. Je dérivai longtemps… et ne revins à la raison que le lendemain, lorsque je m’éveillai, courbaturé, ayant dormi sur un banc public du jardin de l’Opéra. Ce matin là, je décidai de séduire contre vents et marées Lazuli et, d’abord, de me faire admettre à l’hôpital. Nous étions mardi, à une semaine du tour de garde de « Tristes Misères »... J’attendrais !
Non sans une terrible impatience, j’utilisai cette semaine à surveiller Lazuli… de loin. Elle était réellement merveilleuse ! Et ma passion s’en trouva encore sublimée. Lorsque vint enfin le jour dit, je posai ma main gauche sur une planche à découper et, d'un grand coup de hachoir, me sectionnai deux doigts !… Je ne désirais en couper qu’un seul, mais l’instrument, d’humeur cabotine, n’entendait pas être dérangé pour si peu. Quoiqu’il en fut, le prétexte n’en devenait que meilleur.
L’ambulance alertée aussitôt fut étonnement zélée. L’hôpital aussi, m’accueillant peu après. On m’y soigna du mieux qu’on put, on greffa mes doigts et on m’enferma dans une chambre commune… Les événements se compliquèrent à ce moment là ! Car l’élue de mon cœur travaillait trois étages plus bas et, lorsque je voulus m’éclipser, les infirmières, cerbères de l’étage, ne s’en laissèrent pas compter…
Durant les quatre jours suivants, durée totale de mon internement, toutes mes tentatives d’évasion échouèrent. Elles échouèrent d’autant plus aisément que mon voisin de chambrée, un vieux sinoque, s’ingénia à alerter la population à chacun de mes gestes singuliers. Ses hurlements ne cessèrent que lorsqu’il convint de décéder, le quatrième jour, soit à l’heure de mon départ… Trop tard !… Trop tard également pour tenter de revoir Lazuli, mon état de santé ne présentant plus de quoi émouvoir la belle.
Je ne désespérais pas, cependant. On m’avait appris qu’elle officiait au service des Soins Intensifs. Il me restait dès lors à concevoir un accident qui m’assurât de l’y rejoindre, ma paire de doigts ayant fait long feu.
La semaine suivante j’avalai un tube complet de sédatifs, en ayant pris soin auparavant d’en informer les pompiers…
Le stratagème fonctionna à merveille, bien que mon estomac ne s’en remit jamais tout à fait… Je m’éveillai au second étage, box 26, le nez et la bouche encombrés de tuyaux, branché à des machines zonzonnantes, relié à des flacons multicolores… Mais de Lazuli, point… elle avait changé de service la veille !
*
Deux mois s’écoulèrent. J’étais maigre, décharné, fiévreux. Mon amour me consumait lentement. Il me détruisait d’autant plus sûrement que, ayant repris ma discrète surveillance à la porte de l’hôpital après ma sortie de celui-ci, j’avais surpris Lazuli au bras d’un grand escogriffe, et dans des attitudes qui ne laissaient subsister aucun doute quant à la nature intime de leurs relations.
Je décidai d’en finir avec la vie. Mon premier amour serait aussi le dernier, ainsi jurai-je.
Je mûris mon suicide et, au moment où, résolu, je m’apprêtais à sauter du haut de la Grand Tour Philomène, fleuron de notre architecture moderne, à l’instant où le vide m’appelait de sa voix de Sirène, une main ferme agrippa mon bras, m’entraîna loin du gouffre.
─ Je te reconnais, dit l’homme qui accompagnait la main de très près, tu es le foudroyé du seau de lessive !
Le grand barbu de l’hôpital des « Grands Soucis » se tenait devant moi, l’air vaguement inquiet.
─ Ça ne va pas très fort, on dirait… tu as voulu revoir cette fille, hein ?… hélas ! ton coup de foudre était un phénomène unique et sélectif, il l’a épargné, elle… la vie n’est pas si simple… viens prendre un verre, on va parler… et puis, je connais une solution …
La solution existait bel et bien, d’ordinaire utilisée dans des cas très différents quoique tout aussi désespérés. Il s’agissait de procéder à une transplantation cardiaque : échanger mon cœur tendre et blessé contre un cœur de pierre !
Ainsi fut fait, à l’hôpital de « Tristes Misères ». On choisit un beau marbre de carrare pour mon cœur tout neuf… C’est le très célèbre professeur Besnard qui officia, et l’opération fut un succès. Je demeurai plusieurs longs mois dans le service chirurgical qui avait peu de temps auparavant vu l'affectation de Lazuli. Elle se dévoua tout entière à mon cas !
*
Lazuli fut effectivement mon premier et dernier amour… Je ne m’en plains pas. J’en conserve un souvenir impérissable, enluminé par les années… Le seul inconvénient qui demeure de cette aventure est mon inaptitude à la natation, le poids de mon nouvel organe m’entraînant irrémédiablement au fond de l’eau.